[Toni Morrison, première afro-américaine à obtenir le prix nobel de Littérature en 1993, est décédée ce mardi 6 août. L’occasion de (re)lire cet entretien de 2004]. On découvrit Toni Morrison avec L’œil le plus bleu en 1970, écrit au plus fort de la lutte pour les droits civiques. En 2004, alors que paraissait Love, rencontre avec un auteur qui questionne inlassablement les stigmates de l’esclavage, l’héritage culturel et la survie de la mémoire afro-américaine.
Love chemine sur des lignes de partage entre passé et présent, hommes et femmes, le monde des morts et celui des vivants. Mais aussi, et c’est plutôt rare dans votre œuvre, la frontière qui divise les générations…
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Pas seulement les générations : les classes sociales également. Autrefois, les jeunes et les grandes personnes, les riches et les moins aisés se rencontraient, se parlaient beaucoup plus qu’ils ne le font aujourd’hui. Ils fréquentaient la même église, le même salon de coiffure. Tandis qu’aujourd’hui ce type d’échange a quasiment disparu. Les plus vieux ne parviennent plus à donner des “instructions” aux plus jeunes. Soit qu’ils n’ont rien à dire, soit qu’ils s’en abstiennent. Et chez les jeunes existe une attitude comparable, proche d’une forme de surdité volontaire. Tout cela contribue à creuser un fossé. Ainsi, l’une des stratégies essentielles du livre repose sur la nature des dialogues, voire sur l’absence de dialogue. On y trouve des gens murés dans leur silence, d’autres qui ne s’adressent plus la parole depuis des années ou, comme Junior et Romen, qui ne communiquent que par le sexe.
Les seuls interlocuteurs face à Romen et Junior, les deux jeunes héros du livre, sont en âge d’être leurs grands-parents – le sont d’ailleurs parfois comme Vida et Sandler. Les parents sont en revanche absents. Où sont-ils passés ?
Junior est une “naufragée” qui a surtout vécu à l’écart de l’institution familiale. Quant aux parents de Romen, ils se sont engagés dans l’armée pour gagner leur vie. Ces parents-là ont grandi dans les années 50 et 60 au moment où s’ouvre le dernier acte du Mouvement pour les droits civiques. L’absence des parents représente certainement la raison pour laquelle Romen et Junior, qui ont respectivement 14 et 17 ans, sont à ce point dissociés de cette histoire essentielle et ne vivent que pour eux-mêmes. On fête le 50e anniversaire de l’arrêt Brown qui, en 1954, rendait la ségrégation raciale dans le domaine de l’éducation élémentaire et secondaire anticonstitutionnelle. Une victoire décisive. A cette occasion, j’ai publié Remember, un livre pour les enfants avec beaucoup de photos de cette période. Je voulais avant tout restituer à ce moment particulier une réalité qui aujourd’hui s’estompe de nos mémoires. Car parmi les nombreux aspects que recouvre le Mouvement des droits civiques, celui de la contribution des enfants est selon moi unique. Les enfants ont dû se montrer courageux face à quelque chose qui les dépassait totalement. Puisqu’il leur fallait s’affranchir de l’humiliation et des abus subis par eux-mêmes et par leurs familles. Il faut comprendre que pénétrer dans une école la veille encore réservée aux Blancs, dans un quartier où la haine était si consistante qu’on pouvait la respirer, n’était pas qu’un acte symbolique. Il ne faut pas oublier que des soldats de la garde nationale armés de fusils étaient obligés de protéger ces gosses tout le long du chemin contre la menace de ceux qui jugeaient leur présence intolérable. Pour ces enfants, c’était quelque chose d’effrayant, comme si on les obligeait à monter au front pendant une guerre. Chacun d’eux était conscient que, sans la présence de ces fusils, il pouvait se faire tuer. Ils ont dû vivre avec cette peur et la surmonter.
Que reste-t-il de cette histoire aujourd’hui ?
Très peu de choses. La lutte pour les droits civiques aura agi comme une force de cohésion. Mais une fois l’intégration de la communauté noire réussie, rien de cette cohésion n’a su résister. Ce qu’illustre le comportement radicalement hédoniste de Romen et Junior qui donne à voir l’aspect le plus trivial de la génération hip-hop. Ils sont durs mais ils ne sont pas courageux. Le courage demande une certaine vulnérabilité qu’ils n’ont pas encore reconnue en eux. Dans le milieu du rap, on parle de bling bling, cela englobe tout ce qui brille, les chaînes en or, les bagues, les grosses gourmettes et les bagnoles décapotables… Les fausses valeurs. Car la liberté est parfois un bien douteux. Elle n’est pas sans risque. La liberté que propose l’Amérique est une soif que l’on croit pouvoir étancher par la consommation et l’individualisme. Une soif sans fin. Cette culture n’est pas celle dans laquelle j’ai grandi.
Bill Cosey, la figure patriarcale qui domine tout le roman, ne nous apparaît pas seulement comme un nabab régentant son petit monde au sein d’un hôtel de luxe réservé à la bourgeoisie noire. Il rayonne dans un cadre beaucoup plus vaste. De même, le pouvoir de W.E.B. Du Bois, Mohammed Ali ou Marvin Gaye excédait leur domaine de prédilection. Ils étaient certes écrivain, boxeur ou chanteur, mais également politicien, prophète ou rédempteur sexuel. N’est-ce pas là le secret du charisme de l’homme noir ?
Effectivement, ce n’est pas sa volonté, ses talents ou son intelligence qui sont seuls à l’œuvre, c’est aussi sa magie. Ce type est magique. Et ce caractère magique est souvent apparu aux Blancs comme une menace. Et chaque fois qu’ils ne surent se la concilier et l’exploiter à leur profit, ils cherchèrent à détruire cette magie ou ceux qui la portaient. Martin Luther King en a payé le prix fort. Car cette force, cette clarté, cette beauté, cette générosité peut agir sur vous de deux façons : soit elle vous élève, soit elle vous humilie. Vous pouvez rejoindre cet élan d’amour ou vous convaincre de le détruire.
Ne touche-t-on pas aussi, à travers le personnage de Bill Cosey, à une vision africaine de la masculinité et du pouvoir ?
Absolument. Cosey est un chef tribal. Il assume la responsabilité du bonheur et des malheurs de sa communauté. Sa personnalité possède une envergure qui lui fait embrasser l’expérience humaine dans sa plus large acception. Cet homme ne rejoint pas les rangs de ceux qui considèrent l’existence comme effrayante. Il ne se présente pas en victime mais en conquérant bienfaiteur. Il fait construire des écoles pour sa communauté, finance le centre de soins, aide ceux qui sont dans le besoin. Pour moi, cette histoire est aussi celle d’un triomphe, car elle s’inscrit dans la continuité de quatre siècles au cours desquels tout un peuple aura dû affronter une souffrance amère dont il sera sorti malgré tout sans haine, et même en chantant des chansons et en offrant au monde un présent unique, le jazz. Je ne cherche pas pour autant à dissimuler les faiblesses de Cosey puisqu’elles participent d’une complexité qui le rend à mes yeux plus fascinant encore. Il est ce qu’il est. Je regrette simplement que de nombreux critiques aux Etats-Unis n’en aient retenu que la dimension sexuelle.
Ne blâme-t-on pas ici cette même indulgence dont vous fîtes preuve à l’égard de certains autres personnages de vos romans ? Ce père qui viole sa fille dans L’Œil le plus bleu, cette mère qui tue son enfant dans Beloved…
Mes romans n’ont jamais cherché à minimiser la violence des gens de ma race. Le père qui viole sa fille dans L’Œil le plus bleu m’a valu de recevoir une formidable volée de bois vert de la part de critiques m’accusant de tenter de justifier l’inceste. Parce que, plutôt que les juger, j’ai cherché à comprendre ce genre d’actes. Le racisme blesse. Ce n’est pas seulement être victime d’un préjugé, c’est voir sa propre personnalité ravagée par la puissance de ce préjugé. Dans Beloved, je mets en scène cette jeune esclave qui, plutôt que de le voir vivre soumis, préfère assassiner son enfant. C’est moins un infanticide qu’un acte de liberté. Mais offrir une telle peinture heurte nécessairement la bienséance chère au politiquement correct américain. Le sujet est bizarre, j’en conviens. Et les réactions furent : “Oh ! mon Dieu, quelle horreur !” Alors que mon but n’était pas de rechercher l’apitoiement pour ceux qui furent victimes de l’esclavage mais de suggérer que les définitions de la liberté sont fluides, leurs parois sont poreuses. Dans Paradise, je pose clairement la question de savoir ce que l’on fait de la liberté quand vous en avez subitement un usage illimité. Ce peut être effrayant. Le problème de cette génération devenue majeure après l’obtention des droits civiques, c’est d’être passée brutalement d’une ère de privation de liberté à une ère d’excès de liberté.
Regrettez-vous de ne pas être une politicienne ?
Je suis une politicienne. Mes livres sont politiques.
En cela, vous ne pouvez renier ce lien charismatique vous liant à Bill Cosey, Martin Luther King ou Ella Fitzgerald. Vos textes sont aussi de la musique et des chants.
Quand j’étais petite, je prenais le violon de mon grand-père pour en jouer. Toute ma famille jouait de la musique mais aucun ne savait la lire. C’est ce qui a poussé ma mère à nous envoyer, ma sœur et moi, prendre des leçons de piano et de solfège à 25 cents l’heure. Mais je n’ai jamais réussi à apprendre la musique. J’avais l’impression d’être déficiente. Je crois que, m’étant convaincue que j’étais incapable de développer le moindre talent musical, j’ai fini par le réprimer. Si bien que tout a fini par passer par la littérature. Ma mère avait la plus belle voix que j’aie jamais entendue. Elle me chantait des chansons d’Ella Fitzgerald, de Sarah Vaughan. A la maison, nous avions un phono sur lequel passaient sans arrêt les disques de Jimmie Lunceford, de Louis Jordan and His Tympany Five, de Nat King Cole…
Cette image du livre fait évidemment écho aux figures de Vida et Sandler, qui ne peuvent supporter la musique écoutée par leur petit-fils Romen, en l’occurrence du rap…
Parce que le rap a évacué toutes les métaphores et les sous-entendus, toute la poésie et la séduction du blues et du jazz au profit d’un langage direct, parfois même pornographique. J’aime le rap. Je ne devrais pourtant pas, vu que mon fils a rayé presque tous mes vinyles en faisant du scratch avec. Mais j’aime le dialogue souterrain que le rap a su maintenir entre les villes et aujourd’hui les continents. Le rap me permet par exemple de rester en contact avec les élèves à qui j’enseigne la littérature. Même si tous les quatre ans, c’est un nouveau langage qui apparaît et qui m’oblige à changer mes critères.
Pourtant, le rap appartient à une tradition qui préexiste à celle du blues, les Dirty Dozens…
J’ignorais jusque très récemment l’origine des Dirty Dozens, qui appartiennent effectivement au monde de l’esclavage. Pendant la vente publique, les plus beaux esclaves étaient vendus séparément. En revanche, ceux qui étaient malades ou estropiés, on les vendait par douzaines, par lots appelés les “dirty dozens”. Appartenir aux Dirty Dozens était donc une humiliation s’ajoutant à celle de la servitude. Les Dirty Dozens sont devenus par la suite un duel verbal dont le but était de transcender sa condition en insultant ce que l’adversaire a de plus précieux, de plus sacré : sa mère. Un processus très destructurant pour tous. Mais aussi une manière de se sentir plus fort et de se venger sur l’autre de sa situation dans un espace de compétition se substituant au vrai champ de bataille où le sang coule. Et bien sûr cette tradition a depuis intégré le rap et les clashes entre DJ.
Cette violence semble avoir longtemps circulé à l’intérieur même de la communauté avant de pouvoir s’exprimer à l’extérieur. Vous faites référence dans Love à un personnage crucial dans l’extériorisation de la colère noire : Nina Simone.
Nina Simone a été fondamentale pour moi et ma génération. Je l’ai rencontrée quelques fois. Elle était indestructible. Incorruptible. Elle me faisait même peur. Elle nous disait de prendre les armes ! Elle nous disait de laisser tomber Martin Luther King et la non-violence, qu’il était temps de prendre les guns, de suivre les Black Panthers, de faire la révolution. J’ai dû lui avouer que je n’étais pas prête à prendre les armes. Je préférais prendre la plume. Elle se foutait en colère. Sans doute n’était-elle pas prête non plus à prendre les armes car tout est passé dans sa musique. Elle était plusieurs femmes. Je l’aimais. Je lui rendrai prochainement hommage à New York en prononçant un discours en sa mémoire. En fait, je n’aurai qu’une chose à dire : Nina Simone a sauvé nos vies.
Vous avez dit que la musique noire étant devenue universelle, que c’était désormais à la littérature d’exprimer l’expérience noire…
Et je le maintiens. Je viens de finir le dernier livre de cette jeune Haïtienne, Edwige Danticat. Elle est extraordinaire. La relève est là. Et il y en a beaucoup d’autres comme elle. Et un jour, j’en suis sûr, ce ne sera plus de la littérature “noire”, juste de la littérature. Notre expérience aura profité à l’humanité tout entière. Nous aurons traversé ce chemin difficile pour finalement témoigner que quelque chose de plus fort que le simple esprit de vengeance nous habite, quelque chose qui a permis à nos ancêtres de faire face à la férocité et à nous-mêmes de surmonter l’amertume. Et cette chose s’appelle l’amour. N
Bio
1931 Naissance de Chloe Anthony Wofford à Lorain, Ohio,
le 18 février.
1949 Etudie la littérature à l’université de Howard,
à Washington.
1953 Soutient une thèse sur le thème du suicide chez William Faulkner et Virginia Woolf à l’université de Cornell.
1955-1957 Enseigne l’anglais à Houston, Texas, puis à Howard, où elle rencontre le poète LeRoi Jones.
1958 Epouse l’architecte Harold Morrison, dont elle aura deux enfants en 1961 et 1964.
1964 S’installe à New York après son divorce. Travaille chez Random House comme éditrice.
1970 L’œil le plus bleu, premier roman.
1977 Le Chant de Salomon (National Book Critics Circle Award).
1988 Prix Pulitzer pour le roman Beloved.
1989 Enseigne à l’université de Princeton jusqu’en 2006.
1993 Lauréate du prix Nobel de littérature.
2003 Love.
2008 Un don.
BIBLIO
Le Chant de Salomon (1977)
La recherche des racines et de l’identité au cœur du troisième roman publié par l’auteure.
Beloved (1987)
L’histoire de Sethe, une ancienne esclave hantée par le fantôme de sa fille. Le roman qui révéla Morrison en France et lui valut le prix Pulitzer en 1988.
Jazz (1992)
Fresque de mœurs et chronique d’un double assassinat dans le Harlem des années 20 sur fond de jazz naissant.
Love (2003)
Cinq personnages obsédés par la figure du patriarche disparu. Une réflexion puissante sur
la mémoire de la communauté noire américaine, trente ans après la lutte pour les droits civiques.
Un don (2008)
Un roman polyphonique qui plonge dans l’Amérique des origines.
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