A 84 ans, Toni Morrison signe un roman de rédemption autour d’un procès bâclé. Moins flamboyante que “Home” ou “Beloved”, une œuvre habile et révoltée sur l’identité noire aujourd’hui.
Toni Morrison vit et écrit dans un pays dirigé par un président noir-américain. Son onzième roman intègre à sa manière cette donnée, dans une histoire d’où émerge toute la belle tension de Délivrances. La question de la réussite sociale apparaît ici, pas si courante dans l’œuvre de la romancière auréolée des prix Nobel et Pulitzer : l’héroïne, superbe jeune femme noire qui fait tourner les têtes, dirige une entreprise de cosmétiques et doit ses succès professionnels à elle-même et à un solide sens de l’invention de soi.
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Née “petite Négresse” mal aimée par sa mère, elle devient, bien avant le commencement du livre, “une beauté profondément ténébreuse” qui s’exhibe, uniquement vêtue de blanc, au volant d’une Jaguar. Mais Bride, comme on l’appelle désormais, porte un lourd secret : elle a fourni autrefois un faux témoignage dans le cadre d’un procès, faisant accuser injustement une institutrice blanche de pédophilie.
Une série d’épreuves et de ruptures
Délivrances raconte le cheminement par lequel l’héroïne perd ses attributs de conquérante pour accéder à une forme de dénuement – et de rédemption. Cette perte ne se fait pas sans mal, implique une série d’épreuves : lynchage (par l’institutrice sortie de prison à qui Bride propose de l’argent et un sac Vuitton afin de laver sa conscience), rupture (la fuite de son petit ami), accident de voiture et, magnifique trouvaille, métamorphose physique de l’héroïne qui retrouve son corps de petite fille (effacement des poils pubiens, de sa poitrine…).
Avec son penchant pour le magique, le merveilleux, Morrison pose les thèmes de l’injustice, de la culpabilité, du pardon, de la connaissance de soi qui passe, au départ, par un brouillage identitaire. L’identité noire bafouée est au centre de tous ses livres.
Pas question pour Morrison d’évacuer la question du racisme
Mais en raison peut-être de son caractère temporel proche, Délivrances déroule une fable ambiguë, plus que Beloved ou Home, ancrés dans une Amérique raciste et ségrégationniste : notre époque est bien à la dilution des conflits raciaux dans la culture d’entreprise et le règne libéral, même s’ils perdurent, par exemple, dans les relations d’une mère rejetant sa fille à cause de la couleur trop sombre de sa peau.
Pas question pour Morrison d’évacuer la question du racisme, qu’on a vue ranimée lors des émeutes en réaction aux meurtres d’adolescents noirs dans les villes de Baltimore et de Ferguson, aux Etats-Unis. Six voix s’entremêlent – des proches de Bride – pour restituer ce monde complexe, côtoyant la maltraitance, les viols d’enfants. Cette préoccupation du roman devient, au fil des pages, une véritable obsession, incarnation pour l’auteur du mal absolu.
En anglais, son roman, intitulé God Help the Child, s’ouvre d’ailleurs sur une citation de la Bible : “Laissez venir à moi les petits enfants, et ne les empêchez point.” Que cet intérêt porté à l’innocence de cet âge de la vie émane d’une romancière de 84 ans donne au chemin accompli par cette héroïne une teinte particulièrement émouvante.
Délivrances de Toni Morrison (Christian Bourgois), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, 200 pages, 18 €
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