Pendant dix ans, le journaliste américain a été le confident des yakuzas, ces gangsters tatoués infiltrés partout au Japon. Il signe “Tokyo Vice”, un trépidant livre-enquête au cœur du trafic d’êtres humains et de la corruption.
Au Japon, les yakuzas, ces mafieux au corps couvert de tatouages, sont des superstars. Leurs crimes sont célébrés à travers des bandes dessinées vendues à des centaines de milliers d’exemplaires. Jake Adelstein, assis en face de moi au Café de l’industrie à Paris, me tend un manga sur les exploits du Yamaguchi-gumi, un célèbre gang de yakuzas, et pointe du doigt une photo : “Vous voyez, lui, l’homme en costard blanc ? Je l’ai bien connu. Un mec intelligent… Très dangereux.” Il sourit en tressaillant un peu.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Lui aussi aurait pu figurer dans cet ouvrage, mais dans le rôle du macchabée, abattu par l’un de ces redoutables tueurs. Pendant dix ans, ce “petit Juif du Missouri” émigré à Tokyo, journaliste dans un grand quotidien national – le Yomiuri Shinbun –, est devenu l’interlocuteur favori des gangsters. Un médiateur de choc entre ces brutes aux manières raffinées, les médias et les autorités policières. Son histoire est restituée dans un livre : le premier titre de la jeune maison d’édition Marchialy, publié en 2010 aux Etats-Unis et dont le cinéma a déjà acheté les droits.
Les yakuzas sont infiltrés dans tous les secteurs de l’économie
Tokyo Vice est le récit de ces années d’enquête dans le monde criminel, une plongée dans les abîmes dark de la société nippone et un témoignage glaçant sur ce groupe hors la loi aux multiples tentacules, infiltré dans tous les secteurs de l’économie japonaise.
Du trafic d’êtres humains aux magouilles immobilières, du chantage à l’extorsion de fonds, une organisation à grande échelle qui a aujourd’hui pignon sur rue, sévissant presque en toute impunité. “La mafia est imbriquée dans le système politique japonais. Le Premier ministre est le petit-fils d’un yakuza. Les politiciens reçoivent des pots-de-vin des pontes de Yamaguchi-gumi. Et personne ne dit rien ; la plupart des Japonais sont impuissants ou passifs.”
Avec ses 40000 membres, ses sociétés-écrans et ses immeubles, ses arnaques boursières et ses systèmes de fraudes complexes, la plus grande organisation criminelle du Japon tient en outre les rênes d’une grosse partie de l’industrie culturelle et du divertissement. Restaurants, cinémas, sociétés de production, sex-shops et bars à hôtesses constituent la vitrine glamour du crime organisé.
“Le chantage est le sport favori des yakuzas”
“Dans certains cabarets, des hôtesses sont là pour flirter avec les clients, les faire boire du saké et leur extorquer des confidences. Elles transmettent les infos à des yakuzas qui retrouvent ces personnes et les font chanter. Ils utilisent le même procédé avec les politiciens. Le chantage est le sport favori des yakuzas.”
De quoi alimenter les unes de journaux en scandales. Mais ils sont rares à oser publier un scoop juteux sur ces trafics mafieux, par peur des représailles. En cas d’arrestation d’un ponte, un phénomène de plus en plus rare au Japon, la menace ne se fait pas attendre : “Les gangs qui ont la mainmise sur la plupart des agences de stars et les shows télévisés à succès menacent d’interdire l’accès aux artistes. Ce qui représenterait une potentielle catastrophe financière pour le journal. En fait, il existe mille manières d’empêcher un média de publier une histoire embarrassante.”
C’est pourtant la ligne rouge qu’a franchie Jake Adelstein en 2008. Convaincu que l’investigation journalistique est le “dernier bastion de résistance”, ce fan d’aïkido aujourd’hui âgé de 46 ans, entêté et un peu casse-cou, s’intéresse alors au voyage de santé d’un parrain de la mafia japonaise aux Etats-Unis.
Une enquête qui remonte jusqu’aux accointances louches de l’homme avec le FBI. “J’avais commencé à fouiner sur cette histoire de greffe du foie. Le mafieux que je pistais a entré toutes ses données personnelles sur un site porno sur internet, j’ai récupéré son numéro de passeport, etc. J’ai voulu publier mon article dans un magazine japonais, mais tous ont eu peur. Il ne restait donc que le Washington Post. On a sorti l’article. Le lendemain, j’étais sous protection policière.”
Jake Adelstein et sa famille vivent sous protection
A l’époque, Adelstein n’en est pas à son premier scoop. Tokyo Vice est une compilation de morceaux de bravoure, où le journaliste, aujourd’hui correspondant pour le Los Angeles Time, perd pied dans une affaire scabreuse de prostitution et de trafic d’êtres humains, jalonnée d’enlèvements et de meurtres. D’où l’intensité et l’implacable lucidité de ce récit qui évoque Baltimore, le livre-enquête de David Simon sur la criminalité aux Etats-Unis, à l’origine de la série The Wire.
“Mon livre n’avait pas d’éditeur japonais. A chaque fois, on voulait m’imposer des coupes, j’ai refusé. On me disait : ‘Si vous publiez ce livre, votre journal sera bombardé, vos collègues seront kidnappés, vous aurez une garde rapprochée et tous vos contacts seront touchés’. Je ne les blâme pas.” Aujourd’hui, l’écrivain et sa famille ont toujours leur garde rapprochée. Son garde du corps n’a que neuf doigts : c’est un ancien yakuza.
Tokyo Vice de Jake Adelstein, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cyril Gay, éditions Points Policier
{"type":"Banniere-Basse"}