On réédite un volume de l’oeuvre du roi du gonzo Hunter S. Thompson. Reportages dingues, textes inédits, fragments furieux, drogue, coups de fusil… Et la littérature dans tout ça ?
Que ceux qui pensent encore qu’Hunter S. Thompson – le père putatif du gonzo journalism, suicidé en 2005 d’un coup de flingue – était un cossard génial doublé d’une poche à cocaïne se sortent la paille qui obstrue le coin de leur oeil. La sortie très attendue de la traduction du troisième tome des fameux Gonzo Papers, compilation des meilleurs articles ou textes divers et variés de la bête (dont la publication entamée aux Etats-Unis en 1979 fut conclue en 1994), est en effet là pour prouver strictement l’inverse. Après Parano dans le bunker et Dernier tango à Las Vegas, publiés en 2010 dans la foulée de l’excellente et très complète biographie de H.S.T. signée William McKeen (Hunter S. Thompson – Journaliste et hors-la-loi), voilà un nouveau volume à lire de toute urgence, sobrement intitulé Nouveaux commentaires sur la mort du rêve américain.
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On y trouve des tonnes d’articles inédits, des considérations en pagaille, des lettres, des fragments, des prises de position, des portraits (celui de Ken Kesey, l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou). C’est organisé chronologiquement, un peu à la va-comme-je-te-pousse, mais c’est un plaisir de lecture intense – indispensable pour le fan. Les Gonzo Papers sont à Thompson ce que les Bootleg Series sont à Dylan (dont le gonzoman en chef était un auditeur plus que régulier) : un complément à la digne compréhension de l’oeuvre fluctuante et parfois délirante du journaliste le plus emblématique du siècle passé. A égalité avec le critique rock Lester Bangs, qui fut le seul rival possible de Thompson (les deux écrivaient d’ailleurs pour Rolling Stone, et il est arrivé que leurs signatures se croisent dans le même numéro).
« Tout d’un coup j’avais ma propre marque«
Bangs et Thompson ont d’ailleurs pratiquement les mêmes problèmes. D’abord, ils sont alcooliques et défoncés. Ça, ça passe encore. Surtout, ils sont assez incapables, alors que leur talent d’écriture est immense, de « rivaliser » avec leurs idoles – Faulkner, avant tout, Fitzgerald, Hemingway mais aussi Kerouac… Ils remplissent des pages de journaux, mais le passage à la littérature est délicat voire inexistant. Thompson publiera un unique roman, The Rum Diary, qui est loin d’être ce qu’il a fait de mieux, et dont l’adaptation récente au cinéma (avec Johnny Depp, ami fidèle de H.S.T.) est juste bonne à meubler un samedi pluvieux en Basse-Bretagne.
« Ecrire le grand roman américain » : voilà ce dont parle Thompson dans Nouveaux commentaires sur la mort du rêve américain.
Le plan, ça n’était certainement pas d’écrire ces articles – des tonnes – à la première personne et qui finissent, à la longue, par étouffer leur auteur et le chrétien. Car il y a bien une franchise Hunter S. Thompson au sens industriel du mot, qui gêne celui qui écrit aux entournures : on appelle ça le « Fear and Loathing », ce gimmick qui précède chacune des péripéties du maître, que ce soit à Las Vegas ou derrière le cul de Nixon. « Fear and Loathing », c’est « de la Peur et du Dégoût », avec des majuscules. Les termes mêmes du contrat (de lecture comme d’écriture) ne sont pas anodins.
H.S.T. s’explique : « La phrase a marché. C’était comme gonzo. Tout d’un coup j’avais ma propre marque. Tout a commencé quand j’ai quitté Vegas la première fois, sans payer la note d’hôtel, prenant le large dans cette décapotable rouge, seul, ivre et délirant, pour revenir à L. A. C’est exactement ce que je ressentais. De la peur et du dégoût. » Thompson se rêve comme l’écrivain qu’il n’est pas dans le fond – ou dans la forme, c’est selon. Il écrit sa vie, peut-être comme une fiction, mais elle est sans cesse rattrapée par la réalité. Il a beau écrire ce que l’on imprime parfois de mieux en Amérique, il n’est pas reconnu par ses pairs. Il a le complexe du journaliste. Ça lui ronge le moral. Il picole encore plus pour oublier. Et il se drogue pour oublier qu’il a picolé. Et ses textes sont encore meilleurs. C’est un cercle vicieux duquel il est prisonnier.
Hunter ne se sent pas écrivain, mais se sent-il pour autant journaliste ? Rien n’est moins sûr. Il suffit de le lire dans ces textes écrits au Viêtnam dans les 70’s, où il arrive bien trop tard, et bien trop déprimé (Jann Wenner vient de le virer de Rolling Stone). La bête est là, imbibée mais pas trop, au milieu de vrais journalistes de guerre qui font un travail difficile et prennent des risques réels. Thompson, dans un rare accès d’humilité, accepte même d’interviewer les bougres au lieu de les emmener, comme d’habitude, au comptoir. Il pose des questions, s’enquiert de leur vie quotidienne. On sent presque poindre le respect. Lui est planté par son boss ; il déboule dans les arrêts de jeu d’une guerre dont il ne connaît rien.
Le ras-le-bol du gonzo
Il fait preuve de panache, comme dans cette lettre de mai 1975 qu’il envoie au colonel viêt-minh Vo Don Giang, où il retrouve un peu de sa superbe, voyez plutôt :
« Je suis le responsable de la rubrique des Affaires nationales de Rolling Stone, magazine de San Francisco, avec des bureaux à New York, Washington et Londres, qui est actuellement l’une des voix journalistiques les plus influentes d’Amérique – en particulier parmi les jeunes et les survivants, de gauche certes, du mouvement antiguerre des années 60. Sans être spécialement bon dactylographe, je suis l’un des meilleurs auteurs utilisant actuellement la langue anglaise, à la fois comme instrument de musique et comme arme politique… et si vous en aviez la possibilité dans un avenir proche, je serais très honoré de bénéficier d’une rencontre privée avec vous et de discuter, pendant une heure environ, de vos pensées personnelles au moment présent. »
Sauf que Thompson, au moment où il écrit, n’est plus véritablement membre du staff de Rolling Stone (Wenner finira par le réintégrer pour services rendus). Il n’a plus le support qui transcendait son écriture, et son écriture, au moins dans sa tête, ne se suffit pas véritablement à elle-même. Voilà ce que H.S.T. envie aux écrivains : ce pouvoir de dire, une fois le rouleau épuisé, « c’est de la littérature ». Thompson, lui, a simplement l’impression d’avoir chié un truc de plus, qui l’emmène on ne sait trop où – ras-le-bol du gonzo, parfois. Il en souffre, et Nouveaux commentaires sur la mort du rêve américain en est l’indéniable témoignage. C’en est parfois assez bouleversant.
Mais rassurez-vous, car Hunter reste Hunter – un quasi cow-boy installé dans le Colorado -, il y a tout de même dans ce volume des moments de bravoure qui rehaussent l’homme. Voyez-le à l’oeuvre sur le cas du divorce des époux Pulitzer, au beau milieu de Palm Beach, une casquette sur la tête, une machine à écrire dans la main droite et une bouteille de bourbon dans la gauche. Il raconte la Floride des vieux bourges mieux que quiconque. Voyez-le aussi complètement éclaté à la mescaline dans sa chambre d’hôtel à Los Angeles (Premiers pas chez Mescalito, texte formidable de 1969). Là, Hunter n’a rien à envier au régional de l’étape, Bukowski. Il joue sur ses terres et prend sa roue avec une classe folle. L’histoire se passe à 80 % dans sa tête et c’est fantastique, du grand Thompson, paranoïaque et superbe à la fois. Suivez-le aussi aux fesses des républicains comme des démocrates, il est flamboyant.
H.S.T. a tout compris au game : il prend le journalisme politique à rebours et sort vainqueur. Il vient le moins possible à Washington et, quand il vient, c’est pour s’en coller une bonne et entrer dans le jeu politique à contresens, en faisant tout valser autour de lui. Mais là encore, le gonzoïste craint de devenir une caricature de lui-même. Le « Fear and Loathing » se répète et devient une solution de facilité, surtout quand il est défoncé – assez souvent. Thompson réfléchit à tout, et les textes qu’il écrit dans sa résidence de Woody Creek dans le Colorado transpirent de cette réflexion.
Quel sens donner à cette quête gonzo ? Même si Bill Cardoso, qui a été son mentor, semble être le dépositaire de ce style journalistique, Thompson en est le prince, le mammouth. Cela suffirat-il à sa postérité ? Et quelle forme aura-t-elle ? Dans les Gonzo Papers, il semble baisser la garde et avouer sa défaite. Une semi-défaite.
Thompson est aujourd’hui un héros, un modèle pour beaucoup de journalistes, et même pour certains écrivains. Mais il n’aura jamais écrit le « grand roman américain ». C’est grave, docteur ? Pas tant que ça : le culte qui lui est voué, plus les mouvements tectoniques et textuels qui agitent la littérature semblent presque, sinon lui donner raison, du moins montrer la fragilité de son ambition, la nullité crasse et en même temps la beauté de sa quête fracassée. Hunter S. Thompson est mort, vive Hunter S. Thompson. Le reste n’est probablement que littérature.
Nouveaux commentaires sur la mort du rêve américain (Tristram), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Paul Mourlon, 502 p., 25 €
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