Dans son nouveau livre, le politologue Thomas Guénolé déconstruit les stéréotypes qui pèsent sur les “jeunes-de-banlieue”. Un “livre de combat” selon son préfacier, Emmanuel Todd. Mais est-il vraiment bien armé ?
Ç’aurait pu être un titre du Gorafi : “Les Jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ?” C’est pourtant celui qu’a choisi le politologue enseignant à Sciences Po et à HEC Thomas Guénolé pour son nouvel essai, préfacé par Emmanuel Todd, aux éditions Le Bord de l’eau. L’objectif est transparent : tordre le cou aux stéréotypes qui pèsent sur les jeunes des territoires urbains périphériques pauvres. On les connaît d’autant plus qu’ils sont omniprésents dans les représentations médiatiques et cinématographiques, selon le politologue : le “jeune-de-banlieue” (avec des tirets, pour distinguer le cliché de la réalité) est immature, violent, délinquant, dealer de shit, violeur, anti-France, et aspire au djihad.
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Ce cocktail est caractéristique de ce que l’auteur appelle “la balianophobie”, c’est-à-dire “un mélange de peur et de haine envers le ‘jeune-de-banlieue’”. Il procède donc, à partir d’études statistiques, d’ouvrages universitaires, d’enquêtes de terrain (à Stains et Clichy-sous-Bois notamment) et d’entretiens avec des jeunes de banlieue et des travailleurs sociaux, à un travail de déconstruction argumenté.
Enrayer la machine à stigmatiser
Pour commencer, Thomas Guénolé décrypte la fabrique du mythe du “jeune-de-banlieue”, qui alimente tant de fantasmes. Il procède de trois rouages essentiels selon lui : les éditorialistes et intellectuels balianophobes (Alain Finkielkraut a droit à un chapitre spécifique), les grands médias et le cinéma spécialisé, et le public français “dont l’écrasante majorité a sur ces jeunes des opinions balianophobes”. Et de citer une étude de 2012 conduite par l’Afev (Association de la fondation étudiante pour la ville) qui montre que 75% des Français ont une image positive des jeunes du pays en général, mais près de 60% ont une image négative des jeunes de banlieue. Pour enrayer cette machine à stigmatiser, Thomas Guénolé veut opposer aux clichés l’obstination des faits.
Les jeunes de banlieue traîneraient en bandes hostiles au pied des barres d’immeuble ? Celles-ci “ne pèsent que 2% de la population jeune de cités”, écrit le politologue, renversant le problème : “Les jeunes de banlieue font partie des victimes des problèmes posés par les bandes”.
“On va bientôt pouvoir parler d’islam zombie en France”
Les jeunes de banlieue n’aiment pas la France et rechignent à s’intégrer ? Faux, selon Guénolé, qui ressort un rapport de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles datant de 2011, selon lequel 90% de ces jeunes “se sentent Français”. “Ce qui est vrai, en revanche, c’est que les jeunes de banlieue d’origine étrangère se sentent beaucoup moins reconnus comme des Français à part entière. Moins de 60% se sentent perçus comme de vrais Français”, précise-t-il.
“L’islam-des-banlieues” aurait la spécificité d’être intégriste et de se propager chez les jeunes ? L’auteur estime au contraire que “la désislamisation” de la France est en marche, et rappelle que seulement 4% des mosquées et salles de prière de l’islam français sont infiltrées par l’intégrisme, selon les services de renseignement. “On va bientôt pouvoir parler d’islam zombie en France”, lâche-t-il même devant le public de l’amphithéâtre Rataud, à l’ENS de la rue d’Ulm, où il présentait son ouvrage avec Emmanuel Todd le 23 septembre (en référence aux « catholiques zombies » de Qui est Charlie?).
Apories
Cette affirmation fait cependant tiquer quelques personnes dans la salle, justement venues de banlieue, et qui font part d’un constat inverse : un islam identitaire se développerait, davantage qu’un islam spirituel, en réaction aux clichés. S’il cite un sondage Ifop concernant la période 1989-2011, Thomas Guénolé fait abstraction d’études récentes qui constatent un retour du religieux chez les jeunes musulmans.
Ce n’est pas le seul remous que provoque l’ouvrage de Thomas Guénolé, dans une salle composée grosso modo à 50% de jeunes venus de banlieue (selon un sondage à bras levé effectué en début de conférence). Pourquoi a-t-il fait préfacer son livre par Emmanuel Todd, et pas par un banlieusard ? Ses sources suffisent-elles à tirer des conclusions aussi tranchées ? Où a-t-il enquêté précisément ? Pourquoi ne parle-t-on jamais des banlieues de province, où la situation peut être différente ? Etc.
Une revue de presse en guise de bibliographie
On peut également s’étonner que la bibliographie de son ouvrage s’apparente plus à une revue de presse qu’à une recension de livres de référence. Où sont passés les travaux des sociologues des banlieues qui l’ont précédé, comme Gilles Kepel, Marwan Mohammed, Didier Lapeyronnie,…? Peut-être Thomas Guénolé ne prétend-il pas faire oeuvre de sciences sociales (Todd le compare gentiment au « premier Edgar Morin »), mais c’est bien sous le titre de « politologue » qu’il est présenté.
Pour ne pas prêter le flanc aux procès en « politiquement-correct-déconnecté-de-la-réalité », Thomas Guénolé a pris soin de se rendre en banlieue pour constater par lui-même. Bel effort, mais en utilisant la première personne du singulier, il donne parfois l’impression contre-productive de découvrir un monde parallèle, ou d’effectuer une expédition à la BHL.
Le chapitre sur Stains s’intitule ainsi « On a marché sur Pluton ». Voyez plutôt:
« Bienvenue à Stains. […] Nous nous rendons dans le quartier stanois le plus pauvre : le Clos Saint-Lazare. En d’autres termes, s’y rendre, c’est atteindre la banlieue d’une banlieue d’une banlieue. Si la France était un système solaire, et si les beaux quartiers des grandes villes étaient la face ensoleillée de Mercure, alors, ce quartier serait la face cachée de Pluton ».
Un problème d’apartheid
Finalement, on se demande si le livre de Thomas Guénolé, qu’il destine “en priorité aux jeunes de banlieue”, atteint vraiment son objectif. En s’évertuant à armer les banlieusards contre les clichés qui leur collent à la peau, il leur assigne aussi une identité de victimes, et les cantonne dans un groupe dont ils ne semblent plus pouvoir sortir. Ce n’est sans doute pas étranger au fait qu’il considère que la France « a un problème d’apartheid ».
Dans la lignée d’Emmanuel Todd, qu’il a défendu au moment de la sortie de Qui est Charlie ? (éd. Seuil), il finit par conclure que “deux grandes valeurs sont en train de s’imposer comme nouvelle colonne vertébrale du pays : le communautarisme MAZ [c’est-à-dire des classes moyennes, des personnes âgées et des catholiques zombies, ndlr] et la néolaïcité [définie comme “la persécution d’une seule religion : l’islam français », ndlr]”. Thomas Guénolé ne tombe-t-il pas alors dans le piège qui consiste à opposer à des propos extrémistes un extrémisme asymétrique ?
Les Jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ?, de Thomas Guénolé, éd. Les Bords de l’eau, 214 p., 17€
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