Il est l’auteur des géniales Chroniques d’une station-service, premier roman remarqué de la rentrée littéraire de septembre 2019. Alexandre Labruffe est aussi un rescapé du coronavirus : attaché culturel à Wuhan, il a vécu de l’intérieur l’apparition de l’épidémie, qu’il nous décrit ici en exclusivité pour Les Inrocks.
Il arrive au rendez-vous avec un masque couvrant son visage. “J’en ai demandé d’autres, précise d’entrée de jeu Alexandre Labruffe, pour mes collègues restés là-bas, mais on n’en trouve déjà plus en France”. S’il n’est pas atteint par le virus, nous assure-t-il, il semble bien informé, conscient de ce qui est en train de se passer. Des insuffisances du pouvoir chinois à celle des autorités françaises, qui n’ont pas même pris la peine de le contrôler dès l’aéroport, quand il est revenu mi-janvier à Paris, il a tiré des leçons. A commencer par ces précautions, qu’il prend pour les autres plutôt que pour soi, lui qui s’est mis volontairement en quarantaine.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
>> A lire aussi : Chroniques d’une station-service, le coup de pompe d’Alexandre Labruffe
Le récit de ses mésaventures wuhanaises ressemble à un film ou livre de science-fiction, une dystopie bien barrée, dont il serait en partie l’auteur. A peine arrivé dans cette ville l’automne dernier, le romancier avait en tête ce “conte paranoïaque chinois” comme il le nomme, qu’il envisageait d’écrire. Le coronavirus n’existait pas encore, mais la ville d’onze millions d’habitants présentait déjà, explique-t-il, plusieurs des syndromes qui font de la Chine d’aujourd’hui le mauvais présage de notre inéluctable futur post-apocalyptique. La pollution, ce brouillard toujours plus bas, opaque 300 jours sur 365, les épidémies – la peste porcine chinoise en l’occurrence, qui faisait des ravages alors. Il décrit cette « Gotham City Chinois » avec ses strates d’histoires, son architecture étrange, futuriste, entre immeubles hyper-neufs et vieilles bâtisses déglinguées. Wuhan est une ville au milieu de nulle part et c’est justement pour cela qu’il s’y rend, lui qui fuit la France et une histoire abracadabrante, un frère sorti de taule, ses codétenus le harcelant.
Une mystérieuse pneumonie virale
La fin du monde, c’était déjà un peu sa spécialité, le thème sous-jacent de son premier roman, ce Rivage des Syrtes de la France périurbaine. Le second tome devait donc se dérouler en Chine. Il évoque cette impression, avant même le virus, d’une ville sinistrée. Les supermarchés vides, conséquence de la dématérialisation de l’économie chinoise, “les SDF qui te montrent un code-barres pour que tu leur envoies de l’argent dessus”. “En arrivant, j’ai pleuré pendant quinze jours, se souvient-il, à cause de la pollution”. Or, les Chinois ne portaient pas de masque. “Je me suis dit qu’ils avaient peut-être muté, que mon corps aussi était peut-être en train de muter”. Il cite la série Chernobyl, l’air au goût très particulier ici comme dans la ville russe, le taux de particule fine de plus 500 (“En France, on est à 50 et on s’alarme”).
Post-apocalypse et surveillance généralisée, entre paranoïa et lucidité. La porte de son bureau qui se ferme mal, les fichiers dans son ordinateur aux dates changées, preuve inéluctable que quelqu’un s’est introduit dans sa machine. Sa rencontre, enfin, avec ce scientifique du nouveau laboratoire de virologie que la France a fait construire, qui lui explique comment on y expérimente les virus les plus dangereux au monde. Il avoue avoir paniqué, s’être lavé les mains sept fois en quittant son interlocuteur.
>> A lire aussi : Coronavirus : des Français d’origine asiatique dénoncent le racisme dont ils sont victimes
Quelques semaines après, à Noël, il entend parler d’une mystérieuse pneumonie virale qui circule dans les hôpitaux. La nouvelle se transmet sur les sites d’information indépendants auxquels on peut accéder, en Chine, grâce à un VPN. Le virus serait né dans le tout proche marché aux poissons, “selon la théorie officielle, précise-t-il. En fait cela ne concerne que 60 % des cas, pour les 40 % autres, les tout premiers cas, on ne sait pas d’où ce serait venu”. Il égrène les nombreuses théories de la conspiration auxquelles il n’adhère pas pour autant : chauves-souris échappées du labo à virus ou vendues par les employés sur le fameux marché, “puissance ennemie” répandant le virus pour mieux déstabiliser la Chine ou encore fuite du coronavirus comme arme bactériologique inventée par le régime…
Alexandre Labruffe a déjà vécu un cas similaire en Corée du sud où il a vécu il y a quelques années. Le virus MERS, ou virus du chameau. Là aussi, les autorités avaient commencé par cacher les chiffres. Quand il constate donc que le recensement officiel ne bouge pas en Chine, 41 contaminés et un seul mort, pendant quinze jours d’affilée, tandis que le virus se propage ailleurs, il sait la situation grave, commence à prévenir les uns et les autres. Il envoie aussi des emails à ses supérieurs de l’Ambassade de France, recommande le port du masque à ses proches, se bat avec un ami qui envisage d’emmener son fils malade à l’hôpital, foyer de l’infection…. Lui-même, malade pendant quelques jours, sans savoir ce dont il s’agit, évite d’aller au restaurant et change ses horaires pour éviter ses collègues. Mesures de précaution minimums.
Une sorte de mauvaise blague
C’est un homme élégant, discret, drôle sans le vouloir. Il fait un peu penser à Bernard Rieux, le docteur-narrateur de La Peste de Camus. Même humanisme et pessimisme, même méfiance vis-à-vis des discours officiels, même façon d’aller constater de ses propres yeux puis d’expliquer, d’aider. Parce que c’est son devoir. S’il n’est pas médecin, Labruffe n’a de cesse, depuis le début d’épidémie d’informer ses proches comme le gouvernement.
A voir aussi : La ville de Wuhan capturée dans un court-métrage glaçant
Bloqué en France depuis bientôt deux mois, la ville étant toujours coupée du monde, il se rend utile entre-temps, en participant à une cellule de crise mise en place par son Ministère.
A l’origine, il était parti pour rester trois jours en France, pour un festival littéraire, mi-janvier. Exilé involontaire désormais, c’est donc depuis ici qu’il a pu suivre la suite des épisodes, le cauchemar vécu par ceux restés là-bas. Ses amis bloqués dans d’autres villes de Chine où la police parque les Wuhanais dans des hôtels, cette collègue obligée de cacher sa plaque d’immatriculation pour ne pas montrer qu’elle vient de la ville maudite…. Effet indirect de cette réalité tragique, qui rattrape la fiction à laquelle il travaillait, le virus lui a fait renoncer à son roman. Il avait “cette drôle d’impression, un peu délirante, comme il l’admet, de vivre dans sa propre science-fiction”. Une sorte de mauvaise blague aux ressorts psychologiques complexes (transfert de culpabilité, effet post-traumatique), etc. Comme s’il était en partie responsable du désastre. Aujourd’hui, outre son sentiment d’être un pestiféré, certains amis ayant préféré ne pas le voir lorsqu’ils ont appris d’où il venait, il préfère penser à l’après. A quoi ressemblera cette ville, une fois tout cela fini. “Est-ce que ce virus est, comme certains le suggèrent, celui de la démocratie ? Va-t-il faire s’écrouler le régime, ou au contraire le renforcer ?” On se demandera pour notre part, longtemps après la fin de l’interview, pourquoi donc il est arrivé en portant ce masque.
>> A lire aussi : Pourquoi la Chine investit-elle militairement l’Afrique ?
>> A lire aussi : Todd Haynes : “‘Dark Waters’est un film d’utilité publique”
{"type":"Banniere-Basse"}