Jacques Tardi met un terme à sa série fétiche Adèle Blanc-Sec avec “Le Bébé des Buttes-Chaumont”, quinze ans après le précédent album. Rencontre chez lui dans le XXème à Paris.
Quarante-six ans après avoir créé Adèle Blanc-Sec, le personnage qui l’a révélé, Jacques Tardi met un point final à la série avec un dernier et dixième album où il prévient : “ainsi s’achèvent pour toujours, les aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec. Gare aux faussaires qui seraient tentés d’y donner suite !”. Interview sans langue de bois avec le dessinateur de 76 ans, toujours anarchiste dans l’âme qui reçoit dans sa maison-atelier parisienne, petit musée rempli de dessins, de bibliothèques et d’objets pour sa documentation.
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Pourquoi avoir attendu 15 ans avant de publier ce dernier Adèle Blanc-Sec ?
Tardi –J’ai toujours affirmé que je ferais dix albums, pas un de plus. Quand j’ai terminé le neuvième, Le Labyrinthe infernal, j’ai embrayé aussitôt sur la suite en pensant : “comme ça, ça sera fait”. Mais, après avoir dessiné une douzaine de planches, je me suis lassé. Terminer un album en couleurs comme ceux d’Adèle, ça prend du temps et je préfère le noir et blanc brutal. Alors j’ai enchaîné sur Moi, René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II-B sur ce qui est arrivé à mon père pendant la Seconde Guerre mondiale. J’ai refait tout son itinéraire, je suis allé en Pologne. Après il y a eu Dernier Assaut et Élise et les nouveaux partisans avec Dominique Grange. Puis, un jour, en triant des planches, je retombe sur celles de ce dixième Adèle. Je ne les avais pas oubliées mais… presque.
Quelle est alors votre réaction ?
Je me dis : “faudrait quand même finir cette affaire. Cela serait bête de laisser dormir ces planches. Puisque j’ai commencé, je termine”. C’est tout. Mais j’avais des problèmes : dans le scénario, il y a une épidémie et tous les personnages contaminés attrapent des têtes de vache. Si on prenait ça pour une illustration du Covid, ça aurait été gênant. Et puis il y avait des clones explosifs censés détruire Adèle. C’était avant la vague d’attentats à la ceinture explosive. Alors, je me suis petit à petit débarrassé de ces clones pour reprendre un récit déstructuré, complètement échevelé.
15 ans entre deux tomes, c’est beaucoup !
À une époque, le rythme de parution des albums était différent, en raison de la prépublication qui vous poussait au cul. Au début, Adèle avait été pré-publié dans Sud-Ouest, par exemple. Les sorties étaient alors frénétiques. Il y a des dessinateurs qui ont fait toute leur vie la même série… Ça, il en était hors de question !
Les Aventures d’Adèle Blanc-Sec était un hommage au feuilleton populaire. Vous dites adieu à cette forme littéraire ?
Je ne sais pas trop. C’est vrai que ces histoires étaient comme les romans-feuilletons à la Arsène Lupin avec une énigme fantastico-policière. Pour le premier, sans avoir d’idée précise, je pars en repérage au Jardin des Plantes et, dans le pavillon de paléontologie, je tombe sur un œuf sous une vitrine. J’en fais un œuf de ptérodactyle qui, une fois éclos, va terroriser tout le monde dans Adèle et la bête. Après, c’est devenu un principe : un monstre par album. Ce genre de récit ne peut pas être structuré comme un roman, ça ne serait pas amusant. Ce qu’il faut, c’est se piéger soi-même, partir dans des directions que l’on n’avait pas prévues et qui vont être dictées par des lieux. Moi, à une époque, je ne m’emmerdais pas, un personnage qui m’ennuyait, je le tuais pour ne plus en entendre parler. Ce qu’il ne faut pas faire : ce personnage vous en aurez peut-être besoin pour un coup de théâtre. C’est ça le feuilleton : le rebondissement.
“On va dire qu’Adèle est anar’.”
Quand vous créez Adèle Blanc-Sec, il y a très peu de personnages féminins dans la BD française, à part Laureline dans Valérian de Christin et Mézières ou Cellulite de Bretécher
Je ne sais pas pourquoi, mais les personnages étaient surtout des pilotes de course, des militaires, des cow-boys. Sinon, il y avait des créatures qui évoluaient dans des domaines plus ou moins érotiques comme Barbarella de Forest et Jodelle de Guy Peellaert, des BD qui me plaisaient bien. J’ai créé Adèle au lendemain de l’année internationale de la Femme de 1975 en allant à l’encontre de ce genre de BD dite érotique, d’abord parce que Casterman n’aurait pas accepté. Il a fallu lui trouver une activité, bon, elle fait le même boulot que moi. Mais dans le premier contrat figurait Les Aventures d’Edith Rabatjoie. Celle-ci (une fille de scientifique, ndr) devait être le personnage principal et Adèle lui a volé la vedette.
Dans ce dernier Adèle, une chorale de momies se forme à l’Académie française et interprète des chansons de Dominique Grange. Une scène qui reflète votre rejet des institutions ?
C’est vrai que je m’en fous complètement des Académiciens. Tout ce qui est police, militaires, constitue une source d’inspiration pour tourner en dérision tout ce monde. Bon, on va dire qu’Adèle est anar’.
Elle a quand même beaucoup de vous ?
Oui, ça ne peut pas être autrement.
Vous faites partie des très rares dessinateurs de BD à avoir refusé la Légion d’honneur, comment est-ce arrivé ?
Un jour, j’ai reçu une lettre me disant, d’autorité, que j’allais recevoir la Légion d’honneur. Je leur ai répondu : “mais je vous emmerde, je ne vous ai rien demandé”. Ça tombait très mal, les commémorations 14-18 allaient débuter. J’avais été contacté de façon tout à fait officielle pour créer un panorama sur la Première Guerre, ça aurait fait un diamètre d’une quarantaine de mètres. Ce qui m’intéressait c’était la performance, comment raconter la mobilisation, le quotidien dans les tranchées… Avec leur Légion d’honneur, ils ont tout foutu en l’air, je n’ai plus voulu travailler avec ces gens-là. Déjà que leur fréquentation ne me plaisait pas beaucoup.
Dans ce dernier album, revient comme un leitmotiv l’idée que Paris est sale. Un commentaire sur le Paris d’aujourd’hui ?
C’est vrai que Paris n’a jamais été aussi sale. C’est une honte. Vous avez vu l’état de ma rue ? Après, on va rentrer dans un débat qui m’échappe, celui des conditions de travail des éboueurs. Mais c’est à la mairie de Paris de gérer ça correctement.
“On ne peut pas sortir sans se fader un connard qui arrive à toute pompe en trottinette”
Le Paris d’aujourd’hui peut-il vous inspirer des histoires ?
Non, on ne peut pas sortir sans se fader un connard qui arrive à toute pompe en trottinette, cette plaie. Je voulais adapter un Nestor Burma de Léo Malet, Les Eaux Troubles de Javel qui se passe dans le 15e arrondissement de Paris. J’y suis allé faire un tour, mais ce n’est pas possible. Si vous allez sur les quais, c’est complètement salopé. Le plaisir des repérages, c’est de se balader, rencontrer de l’imprévu, l’intégrer dans le dessin ou l’utiliser à une fin dramatique si c’est un escalier ou une porte. Tout est complètement défiguré. Donc j’ai abandonné ce projet.
La documentation a toujours été indispensable pour vous ?
Un petit truc peut me bloquer pendant longtemps. Je ne peux pas dessiner une chose tout à fait fantaisiste, ça n’a aucun sens. Pareil pour les armes (il ouvre un tiroir qui en est rempli et en sort plusieurs, ndr). Nous avons le Beretta, le Colt 45. C’est lourd, hein ? Ça, c’est celui de la Commune. Pour 14-18, l’historien Jean-Pierre Verney m’avait installé une mitrailleuse ici pour que je puisse tourner autour. Si vous voulez être un tant soit peu crédible, sans être un fanatique de ce genre d’instrument, il faut savoir comment ça fonctionne. De la même façon que si vous dessinez quelqu’un qui trait une vache, vous devez comprendre comment ça marche.
Avec Ici Même créé avec Jean-Claude Forest dans les pages du magazine (À Suivre) en 1978, vous avez été un pionnier de ce que l’on appelle maintenant le roman graphique.
Forest n’arrêtait pas d’ajouter des pages ! Avec Étienne Robial, on appelait ce genre de livre un “bottin”. À l’époque, on voulait sortir des standards de la BD franco-belge, ça a été une libération.
Qu’est-ce que vous évoque la situation politique française ?
Je trouve que l’ambiance est complètement glaireuse. Je ne suis vraiment pas enthousiasmé par ce qui se passe, les gens qui sont au gouvernement, les Darmanin et autres. C’est même inquiétant. Mais il faut s’exprimer, essayer de faire passer des idées par l’intermédiaire de son travail.
Propos recueillis par Vincent Brunner
Adèle Blanc-Sec – Le Bébé des Buttes-Chaumont de Jacques Tardi (Casterman), 64p., 14,50 euros. En librairie.
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