Figure majeure de la sociologie française, Alain Touraine publie “La Fin des sociétés” : un livre qui réaffirme les droits du sujet face à la logique du pouvoir et du profit mais aussi contre les tenants du déterminisme social.
Alain Touraine est une figure majeure de la sociologie française depuis cinquante ans, le père du courant « actionaliste ». Quarante ans après la publication en 1973 de l’un de ses livres clés, Production de la société, il parachève à 88 ans une œuvre imposante sur l’analyse des mouvements sociaux avec son dernier essai : La Fin des sociétés. Dans ce livre qui rassemble des années de recherche sur les mouvements sociaux, le sociologue redéfinit une position éthique forte : résister à la logique du pouvoir et du profit, affirmer les droits du sujet. De la “production” à la “fin”, la dérive sémantique de ses propres titres dit-elle quelque chose de l’évolution de la société ? Que s’est-il passé pour qu’en quarante ans, l’horizon de la créativité se fasse absorber par celui de l’éclipse ?
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« Une situation post-sociale »
Pour Touraine, encore plein d’énergie et d’élans, “nous sommes aujourd’hui dans une situation post-sociale”, directement liée à la rupture entre l’économie industrielle et le capitalisme financier. La nouvelle ère dans laquelle nous vivons aujourd’hui, celle d’un “capitalisme global”, est marquée par le “triomphe d’une vision de la société réduite à la recherche du profit”, cause principale des crises actuelles. Pour ce père de “l’actionnalisme” – courant de la sociologie française, opposé à la fois à la sociologie bourdieusienne de la domination et à l’individualisme méthodologique de Raymond Boudon –, les citoyens n’ont pas seulement perdu confiance dans la vie politique : “Ils ont perdu confiance en eux-mêmes car ils se sentent impuissants face à des forces sur lesquelles ils ne peuvent exercer aucune influence”.
Mais comment expliquer les blocages actuels empêchant une forme d’émancipation individuelle et collective de se déployer ? “Le monde à la fin du XXe siècle a réussi à éliminer le sujet”, précise Touraine ; “la chasse au sujet est totale : le capitalisme industriel a été remplacé par le capitalisme financier, sans fonction économique. La masse de capitaux restent non soumis au contrôle. Le sujet est tué par la finance.” Deuxième impuissance, selon lui : “La destruction du mouvement ouvrier par le léninisme : la dictature sur le polétariat a fait disparaître le mouvement ouvrier né de la société industrielle. Le sujet est tué par l’Etat léniniste. Et enfin une troisième impuissance s’est imposée : les libérateurs sont devenus des tyrans dans le tiers-monde.”
Les combats de la seconde gauche
Lorsqu’on l’interroge sur l’évolution de son propre regard au long de ces quatre décennies durant lesquelles il accompagna les combats de la seconde gauche rocardienne, aujourd’hui explosée, le sociologue précise au contraire que sa pensée sur le monde social s’appuie sur une idée fixe. “Depuis Production de la société, La conscience ouvrière, Sociologie de l’action, La société invisible…, parus dans les années 60-70, mon idée du monde social est la même : ce sont bien des individus qui produisent la société. Mon ennemi le plus constant, c’est le déterminisme social ; expliquer ce que font les gens par ce qu’ils sont, c’est du bon sens très superficiel. Car ils sont largement ce qu’ils se sont faits. On n’a rien sur quoi s’appuyer, sauf soi-même. Le seul point d’appui, on le trouve en soi-même : je crois au sujet.”
Sa démarche émancipatrice néglige le poids des forces sociales qui déterminent chaque individu (l’habitus bourdieusien), oublie les “verdicts” qui s’emparent de nous et marquent nos vies à tout jamais, comme l’explique bien Didier Eribon dans son dernier essai, La Société comme verdict, livre bourdieusien s’il en est.
Pour autant, et avec ses propres concepts libérés du cadre déterministe, Alain Touraine se fixe comme seul horizon politique viable l’idée du sujet à reconquérir en soi. Pour lui, deux conceptions de l’organisation sociale s’opposent : une conception rationaliste et économique des conduites, issue du fonctionnalisme ; et une autre, envisagée en termes de résistance éthique à la logique des intérêts et du pouvoir, celle qu’il défend dans La Fin des sociétés. “C’est au sujet qui est en chacun de nous – et qui seul peut nous transformer en acteurs, en créateurs de notre avenir et de nous-mêmes – qu’il faut donner la parole, afin qu’il nous parle et nous exhorte à la libération de nos projets”, affirme-t-il.
« Devenir acteur de sa propre vie”
Pour que des réformes politiques profondes deviennent possibles, il faut d’abord que “s’affirment des acteurs conscients et organisés”. C’est donc bien un affrontement global qu’il décrit : “Entre d’un côté les forces de profit et de pouvoir et de l’autre, l’affirmation, au-delà même des droits politiques, sociaux et culturels de chaque individu et de chaque catégorie, des droits du sujet, présents universellement en tout individu et qui arment tous ceux qui veulent transformer la situation en utilisant leur capacité d’être acteurs de leur existence.” Le sujet, ce n’est pas l’individu, mais “l’universel dans l’individu”.
Touraine se dit persuadé que “devenir acteur de sa propre vie, c’est l’essence de la politique”. C’est d’ailleurs l’échec des politiques publiques qui fait que “nous sommes maintenant face à un anti-acteur : le Front national” ; “c’est la négation de l’acteur, un refus, une destruction, un assassinat de la capacité d’action, de la démocratie”. Mais comment devenir un acteur de sa propre vie ?
“Pour que l’individu devienne un acteur, il doit passer par le sujet, c’est-à-dire l’affirmation de droits universels. Je reviens aux Lumières”, précise-t-il. “Ce qui oblige à penser le sujet, c’est que le XXe siècle a été le siècle des totalitarismes : on a été nié comme sujet. Tout a été passé à la propagande, à la machine, au commerce, aux camps : nous n’avons jamais été autant mis à nu. On n’a plus rien après ça. Les partis, les syndicats, les idéologies, il n’y en a plus ; il n’y a rien. Je n’ai pas confiance dans les forces du positif.”
Le grand mouvement actuel de retour au sujet et de redécouverte des droits, qu’il diagnostique dans son livre, naît du vide qu’a laissé le siècle dernier. L’émergence, ces dernières années, de multiples mouvements de protestation de par le monde, des printemps arabes aux indignés, forme un signe d’un réveil démocratique évident, quoique largement inaccompli. La fin des sociétés, cela doit devenir, si ce ne l’est déjà un peu, cette amorce d’une voix collective affirmant le début d’autre chose : la renaissance d’un sujet démocratique, à laquelle Alain Touraine aura concouru toute sa vie.
Alain Touraine, La Fin des sociétés (672 p., 28 €)
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