Influence majeure du cinéma, Stephen King façonne depuis quarante ans la culture populaire US à coups de best-sellers fantastiques. Avec 22/11/63, thriller SF autour de l’assassinat de Kennedy, il explore aujourd’hui l’histoire de son pays. Et si la star du roman d’épouvante était l’écrivain qui nous parlait le mieux de l’Amérique ?
La question des femmes dans l’oeuvre de King s’avère d’ailleurs plutôt épineuse : adolescentes maléfiques, mégères ultrapuritaines, fiancée jalouse et fulminante travestie en voiture (Christine), elles n’ont accédé à une complexité romanesque qu’à partir des années 90, avec ce qu’on a coutume d’appeler la trilogie féministe de King : Jessie (1992), Dolores Claiborne (1993) et Rose Madder (1995). À travers ces thrillers psychologiques partiellement évidés de leur chair paranormale, le romancier déplie une ardente réflexion sur la haine conjugale, érigeant le couple en construction pathologique et (auto)destructrice. Le genre horrifique, meilleur vecteur littéraire pour dire le pire des travers humains?
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Fasciné par les peurs
Dans Anatomie de l’horreur (d’abord intitulé Danse macabre, à sa sortie en 1981), Stephen King revient sur l’origine de sa fascination pour l’horreur, à travers le cinéma (les films de monstres des années 50, ceux de George A. Romero…) et les livres (Edgar Allan Poe et H. P. Lovecraft, « le plus grand artisan du récit classique d’horreur du XXe siècle »). King se livre à une analyse du genre en s’appuyant sur le contexte social des oeuvres et les angoisses auxquelles elles renvoient. Comme dans les films de Romero où les zombies pustuleux figurent les ravages du capitalisme, l’oeuvre du maître de l’épouvante constitue une sorte de catalogue des hantises de l’époque : menace chimique et nucléaire (Le Fléau, 1978, sur une pandémie meurtrière) ; prééminence de la technologie et des machines (Cellulaire, 2006, et ses téléphones portables diaboliques) ; dérèglement climatique et danger terroriste (Dôme, 2009, sous contrôle extraterrestre). Un univers romanesque qui cristallise idéalement ce que le philosophe Michaël Foessel appelle « le temps des catastrophes » ou la « peur apocalyptique actuelle », au sens où ce mythe d’une civilisation menacée, accablant sur le plan philosophique, est génialement détourné par la littérature, de J. G. Ballard à King, en scénarios dantesques.
Chez ce dernier, cependant, le thème de l’apocalypse est plus intrinsèquement lié à la question du mal. L’auteur lui donne corps de livre en livre, sondant son extraordinaire pouvoir de métamorphose, ainsi que sa nature arbitraire. La « survenue » de l’abominable loup-garou, est-il écrit dans le roman qui porte son nom, « n’a pas plus de raison d’être que n’en aurait celle d’une épidémie de cancers, d’un assassin psychotique ou d’une tornade meurtrière ». Les forces du mal se révèlent via un superpouvoir (don de médium dans Dead Zone, 1979, porté à l’écran par David Cronenberg), le déchaînement des éléments (les nombreuses tempêtes de neige) ou la folie rageuse d’un pauvre marginal, surnommé Ozzie, alias Lee Oswald… Un passage secret au fond d’un diner, et il est offert au narrateur de 22/11/63 de sauver la vie de Kennedy. Et peut-être changer le cours de l’histoire ? C’est en tout cas ce dont le persuade le tenancier du restaurant, condamné par un cancer. Si Jake Epping parvient à neutraliser Oswald, l’Amérique sera sauvée : pas de guerre du Viêtnam, de victoire de Bush sur Al Gore en 2000 et peut-être pas de 11 Septembre ! Réduite à un motif mince – une volée de marches offrant de repartir dans le passé –, l’intrigue fantastique s’estompe au profit d’une fresque de l’Amérique des fifties : la peinture nostalgique d’un monde perdu, entre Alice au pays des merveilles et Code Quantum ; une chasse à l’homme sur fond de mythe américain par laquelle King va ressusciter une culture populaire du passé : 22/11/63 possède sa playlist (relayée sur le site) et livre un formidable document sur l’american way of life des 50’s.
Les histoires de King se sont étoffées de nouvelles obsessions, comme la vieillesse, la maladie et la mort
Avec ce roman (dont la rédaction a débuté dès 1973 sous la forme de quinze pages qui ont fini à la poubelle), King n’a peut-être jamais été aussi proche de ce sujet inépuisable que lui fournit l’examen de la société américaine depuis ses débuts d’écrivain. Mais si tous ses livres sont reliés par un cordon ombilical à l’Amérique contemporaine, le génie de l’épouvante avait toujours pris soin d’en recouvrir la surface sous des litres d’hémoglobine et des tonnes de magie. Avec 22/11/63, c’est un certain rapport au merveilleux – fût-il cauchemardesque – qui s’achève. Alors que Carrie pouvait jadis transfigurer le monde grâce à ses pouvoirs occultes, les héros de King affichent désormais des mines accablées, propulsés dans des destinées vaines. La fin de 22/11/63 en est une énième preuve flagrante : sans la déflorer, il suffira de dire que la mission providentielle du narrateur a un effet inversement proportionnel à celui escompté.
On pourrait expliquer la part croissante de réalisme dans la production de King ces dernières années par des causes diverses : l’écho décuplé de l’actualité via internet que l’écrivain ne peut plus ignorer, notamment à travers ses récentes prises de position politiques, ou l’accident de voiture dont il a réchappé de justesse en 1999, autre source possible d’une restructuration du rapport au réel. Depuis ce traumatisme, qu’il relate dans ses mémoires, Écriture, les histoires de King se sont étoffées de nouvelles obsessions, comme la vieillesse, la maladie et la mort. Ses personnages souffrent de leucémie (Dreamcatcher, 2001), de maladie d’Alzheimer et d’amnésie (Duma Key, 2008) ; certains se suicident et d’autres meurent dans des accidents de voiture (multiples dans sa production depuis les années 2000).
Est-ce à dire que l’écrivain, à la manière de ses héros accablés, est impuissant ? Le génie littéraire et commercial serait-il voué à « écrire » un monde qu’il ne peut sauver, courant à sa perte ? Dans une interview, King associe la pratique de l’écriture à un « besoin nécessaire pour exprimer ses angoisses, rester sain d’esprit ». Conduite par un quasi-réflexe de survie, son oeuvre s’attache depuis toujours à explorer la face sombre des États-Unis tapie derrière le rêve américain. Certains écrivains, comme William T. Vollmann, embrassent le réel sous forme d’enquêtes documentaires pour en révéler la morbidité. À partir du même diagnostic, King fait le pari littéraire inverse : pointer l’addiction au mal d’une société en l’exacerbant par l’imaginaire, déterrer l’origine inconsciente de son rapport pathologique à la violence – qu’il s’agisse de la dépendance névrotique aux armes, du dogmatisme religieux et ses dérives belliqueuses, ou de la peine de mort. Peu de zones du mal, au final, que King n’ait abordées. De la fabrication d’un monstre social (Rage) aux manipulations politiques dans les plus hautes sphères de l’État (Charlie), le maître de l’horreur a su ordonner ces fléaux en un édifice romanesque pop et visionnaire. Un fabuleux cas d’exorcisme littéraire.
Emily Barnett
22/11/63 (Albin Michel), traduit de l’anglais (États-Unis) par Nadine Gassie, 944 pages, 25,90 €, en librairie le 1er mars
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