Influence majeure du cinéma, Stephen King façonne depuis quarante ans la culture populaire US à coups de best-sellers fantastiques. Avec 22/11/63, thriller SF autour de l’assassinat de Kennedy, il explore aujourd’hui l’histoire de son pays. Et si la star du roman d’épouvante était l’écrivain qui nous parlait le mieux de l’Amérique ?
Même au roi de l’épouvante, il arrive de faire des cauchemars. La fusillade de Newtown en décembre 2012, où vingt enfants ont trouvé la mort sous les balles d’un tueur fou de vingt ans, a provoqué une prise de conscience sans précédent en Amérique et il aura fallu moins de deux mois à Stephen King, l’un de ses écrivains les plus populaires, pour dégainer une charge contre l’usage aveugle et non réglementé des armes aux États-Unis. Publié fin janvier au format numérique, cet essai explosif intitulé Guns s’en prend au lobby des armes à feu et a déclenché le courroux de la NRA – l’association qui en promeut la circulation aux États-Unis. Ne mâchant pas ses mots, Stephen King est allé jusqu’à accuser le lobby de vouloir « conserver ses prérogatives, et au diable les dégâts collatéraux » et de « s’accrocher à ses semi-automatiques comme Michael Jackson et Amy Winehouse se cramponnaient aux drogues qui les ont détruits », pouvait-on lire dans le journal anglais The Guardian fin janvier.
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La publication de ce pamphlet anti-arme (à prendre avec des pincettes puisque King en possède trois lui-même et ne prône pas leur interdiction totale, loin s’en faut) coïncide en France avec l’avènement de son nouveau mastodonte, un pavé d’environ neuf cents pages. À l’instar de Dôme, son précédent livre, monstre de mille pages qui, sous la forme d’une habile parabole écolo-politico-fantastique, traitait du fiasco de l’administration Bush-Cheney et son enlisement de plus en plus solitaire dans la guerre au Moyen-Orient, 22/11/63 semble plus que jamais en prise avec le passé récent des États-Unis. Paru en 2011 outre-Atlantique, à grand renfort de flonflons commerciaux (le site officiel du livre, vaut le coup d’oeil), ce nouveau best-seller propose rien de moins qu’une réécriture de l’histoire : ayant débusqué une trappe qui permet de voyager dans le temps, son héros, un prof divorcé, doit empêcher l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy à Dallas en 1963. Un modèle d’uchronie littéraire à travers lequel King se mesure à un mythe sacré – comme Don DeLillo et James Ellroy avant lui – pour illustrer sa philosophie outre-noire de l’existence : l’éternel retour du mal.
Un complexe d’infériorité littéraire
Si sa vision pessimiste du monde ne change pas, force est de reconnaître que le champion de la terreur a opéré une mue majeure depuis quelques années. King, las de se voir catalogué comme écrivain de roman horrifique ? Dans son essai autobiographique publié en 2001, intitulé Écriture, le romancier se plaint que « jamais personne ne (l’) interroge sur la langue. Ce sont des questions qu’on pose aux DeLillo, aux Updike, aux Styron, pas aux romanciers populaires« .
Déclaration teintée d’amertume, réactivant cette question sans fin que pose depuis toujours la littérature : peut-on à la fois être un écrivain commercial et être exigeant ? Plaire au public tout en plaçant très haut la barre de l’exploration thématique et formelle ? À lire les déclarations de King ici ou là, on pourrait le croire dévoré par un complexe d’infériorité vis-à-vis de confrères dont il mesure toute l’étendue du talent. En témoigne l’introduction de son feuilleton littéraire en six volumes, La Ligne verte : « Je ne me prends pas pour un Dickens moderne. Si un tel écrivain existait, ce serait probablement John Irving ou Salman Rushdie. »
Trois cent cinquante millions de livres vendus
Pourtant, l’omniprésence de King dans la culture américaine n’est plus à démontrer : avec un livre par an depuis quatre décennies, leurs nombreuses adaptations au cinéma, sans oublier les romans parus sous le pseudo Richard Bachman – invention de l’auteur afin de publier aussi souvent qu’il le souhaite sans affoler l’industrie littéraire –, King s’est taillé la part du lion dans l’imaginaire US. En remontant dans le temps, on s’aperçoit que l’écrivain, aujourd’hui âgé de soixante-cinq ans, doit tout à son statut d’écrivain gore universel. Son premier mérite est d’avoir terrifié à peu près tous les pré-ados de la planète. L’homme aux trois cent cinquante millions d’exemplaires vendus n’est ainsi pas seulement devenu le romancier le plus populaire de son temps : au même titre que rouler sa première pelle, ou prendre une première cuite au rhum-Malibu, lire un roman de Stephen King s’est vite imposé parmi les rites d’initiation de la jeunesse occidentale.
Cette jeunesse boutonneuse et mal dans sa peau, King en a fait la matrice de son oeuvre : avec la parution de son premier roman, Carrie, en 1974, terrifiant portrait adolescent porté à l’écran en 1976 par Brian De Palma. Dans ce teen novel foudroyant, l’écrivain, alors âgé de vingt-sept ans, procède à sa première incursion dans le mal. Celui-ci prend la forme de moqueries quotidiennes ayant pour cible une lycéenne pourvue du don de télékinésie, pouvoir qu’elle utilisera pour semer panique et désolation. King y déploie une fable cauchemardesque et empathique sur l’adolescence. Le désarroi de la jeune fille soumise au fanatisme religieux de sa mère, culpabilisée par la métamorphose de son corps et ses premières règles, finira par la pousser au carnage, se vengeant ainsi des litres de sang de porc répandus sur elle au bal de promotion.
Un écrivain multi-adapté au cinéma
Trois ans plus tard, c’est au thème de la famille que l’écrivain s’attaque par le biais d’un gardien d’hôtel déterminé à éradiquer les siens. Il s’agit de Shining – auquel King vient de donner une suite, à paraître en 2013, Doctor Sleep, centrée sur le personnage du fils rescapé, Danny Torrance. Établissant King en figure incontournable de la littérature fantastique, Shining acquiert le statut d’oeuvre mythique grâce à son adaptation cinématographique réalisée par Stanley Kubrick en 1980. King sera néanmoins peu satisfait du résultat. Selon lui, Kubrick est passé à côté du sujet du livre : la désintégration de la famille traditionnelle au profit de sa version recomposée. L’infanticide – sa tentative – à l’oeuvre dans Shining met aussi au jour les pulsions caractérisant chaque être humain. L’écrivain n’aura de cesse, ensuite, de les explorer sous une forme hyperbolique et sanglante.
Peu d’auteurs ont fouillé avec autant de force et de pugnacité la part pulsionnelle de la psyché américaine – ce « Ça », selon la terminologie freudienne, qui sera le titre du treizième roman de King. Son pitch orchestre la lutte à mort entre une bande d’enfants et un abominable clown dans une bourgade américaine, connue d’ailleurs pour être chez King toujours la même : une sorte de ville-modèle baptisée Castle Rock (mais aussi Tarker’s Mills, Chester’s Mill ou Chamberlain), symbole de l’Amérique profonde, où névroses, pulsions et laideur morale sommeillent sous un vernis puritain avant de rejaillir sous une forme démoniaque.
Dans L’Année du loup-garou, sommet d’horreur kitsch paru en 1983, une bête féroce trucide les habitants d’une « banale bourgade du Maine où l’événement de la semaine est le repas collectif dont les places vendues servent à financer les oeuvres de la paroisse, où les enfants offrent encore des pommes à leur maîtresse d’école, et dont l’unique hebdomadaire consacre de minutieux comptes rendus à toutes les excursions du club du troisième âge ».
Pour King, les dangers de cette Amérique attardée sont multiples : obscurantisme, délinquance, presse à scandale, etc. L’ennemi numéro un étant, précédemment évoqué, le fondamentalisme religieux : la mère bigote dans Carrie se réincarnera sous les traits d’une psychopathe catho et fan de romans à l’eau de rose dans Misery (1987).
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