Dans un dédale tumultueux qui se joue du temps et de l’espace, Stéphane Audeguy piste toutes les vies imaginaires de Vincent.
Comment qualifier l’effet prodigieux instillé par la lecture d’Histoire d’amour, nouveau roman de Stéphane Audeguy, auteur notamment du bien aimé Histoire du lion Personne (2016) ? Un livre mosaïque ? Un récit choral ? Disons plutôt comme Vincent, son personnage principal : « Il croit être devenu fou parce que lui reviennent brusquement à la conscience des bribes d’existences multiples, surgies d’autres espaces et d’autres temps. » Et il est vrai qu’on croit parfois devenir fou à suivre tous les sentiers qui louvoient dans le labyrinthe du livre. Mais cette folie n’est pas à craindre. Plus elle nous perd, mieux on s’y retrouve.
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Soit donc le roman biographique de Vincent, critique d’art d’une cinquantaine d’années, qui vivote au gré de travaux alimentaires, jusqu’à ce qu’il soit saisi d’amour pour Alice, jeune plasticienne d’avant-garde. Cette rencontre « à tomber », qui rédime la banalité du titre, intervient tardivement dans le flot d’Histoire d’amour. Mais dans sa durée au long, le prénom merveilleux d’Alice virevoltait déjà entre les lignes.
Tout se tient, se défait et se recompose au hasard
Le papillonnage est un des principes de ce roman aléatoire. Qui saute, tressaute, butine d’un éphémère à l’autre, aussi bien dans le temps que dans l’espace. Le temps des années 1960 où Vincent est enfant dans une ville de l’Ouest. Le début des années 1980 où coïncident son arrivée à Paris, son épanouissement de libertin polymorphe et l’élection sans lendemains enchantés de Mitterrand. Mais aussi anticipation à peine science-fiction, un Paris presque contemporain (2020 et suivantes) sous le choc d’un attentat atomique sur la place de la République dont Vincent sortira irradié.
Mais c’est aussi l’espace qui ouvre ses cavernes à la faveur d’un sésame aussi soudain qu’un claquement de doigts : « Et maintenant Vincent se prénomme Philippe », jeune juif new-yorkais et présentement GI au printemps 1944 lors de la libération de l’Italie fasciste par les armées alliées. Maintenant Vincent se prénomme Piero, peintre de la Renaissance à Florence au temps des Médicis.
Maintenant Vincent est Nino, jeune dégourdi portugais participant en 1502 à l’expédition destinée à conquérir le Brésil. Maintenant Vincent est Actéon, chasseur mythologique métamorphosé en cerf pour avoir contemplé la nudité de la déesse Diane.
Tout se tient, se défait et se recompose au hasard de ces avatars qui ne sont pas des digressions mais autant de chemins de traverse qui contestent les itinéraires trop bien fléchés. Vincent n’est pas fou de vivre sans cesse ailleurs, c’est plutôt quand il existe ici et maintenant qu’il le devient. Hors normes, hors bornes, qu’elles soient sexuelles, sensuelles ou politiques.
Comme dans les vraies-fausses vies de Vincent, comme dans la vie tout court, de l’Italie au Brésil, de Paris à New York, de l’Antiquité à l’après-demain, tout se conclut par la mort de tous. N’était une échappée belle. Deux chiens du divin Actéon, délivrés de son emprise et doués de parole, puisqu’ils ont « fortuitement » dévoré la langue de leur maître.
L’un est bavard, l’autre muet. Le bavard périra d’être un prodige. Le muet s’éloigne dans les bois, « tranquillement, le nez au vent, sans penser à rien ». A pas de loup, suivons sa trace.
Histoire d’amour (Seuil), 288 p., 18,50 €
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