En dévoilant une symétrie entre humains et animaux, Olivia Rosenthal démonte très finement notre illusion d’être libres.
Tigrons, léopons, pumapards, jaglions, tiguars, jaguleps, leoptigs, tiglons, liards, léonards… » Le livre d’Olivia Rosenthal ressemble à ces animaux aux noms chimériques énumérés dès la première page. C’est une hybridation, un croisement étrange et déconcertant ; un livre sphinx, mi-homme, mi-bête. Hybride, ce texte l’est jusque dans sa forme, qui entremêle deux récits, ou plutôt deux niveaux de narration.
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D’un côté, l’histoire d’une fillette qui devient femme, racontée à la deuxième personne du pluriel, un « vous » qui universalise ce parcours singulier. De l’autre, un sombre carnaval des animaux : loups parqués, cochons menés à l’abattoir, des témoignages de dresseurs, de bouchers… D’un paragraphe à l’autre alternent l’humain et l’animal dans un jeu troublant d’échos, de correspondances et de surimpressions. Ce dédoublement textuel rappelle celui à l’oeuvre dans W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec, livre enchevêtrant roman d’aventures et autobiographie avec, à l’intersection des deux histoires, l’indicible, les camps d’extermination.
Dans les interstices, Olivia Rosenthal creuse pour sa part les thèmes qui irriguent son univers fictionnel : les rapports entre l’individu et la communauté, leurs liens et leurs points de rupture. Ici, le parallélisme entre les mondes humain et animal met en lumière la plus grande illusion de l’homme, sa chimère existentielle : se croire libre, « maître et possesseur de la nature » selon le mot de Descartes, alors que toute sa vie il est dressé, dompté, captif, tout autant que le lion de cirque ou le rat de laboratoire. Au zoo de Vincennes, est-il rappelé, on exhibait des êtres humains pour les expositions coloniales avant de mettre des singes et des girafes derrière les barreaux.
La symétrie hommes/animaux se dessine au fil des pages, sous-tendue par des répétitions, des mots et des phrases comme des refrains, telle la formule de Hobbes, « L’homme est un loup pour l’homme », scandée en de multiples variations. De ce procédé émerge une idée-force : la société, avec ses codes et ses lois, nous entrave, nous encage : « Le monde est un tissu de mots, nous sommes tout entiers protégés et maintenus en vie par les moyens à la fois coercitifs et maternels du texte », écrit Rosenthal, qui elle-même s’enferme dans la contrainte formelle et quasi oulipienne du récit dédoublé.
Le carcan des normes soumet la femme bien plus que l’homme, et le « vous » du livre est féminin. La fillette n’est pas L’Enfant sauvage de Truffaut, mais un petit animal domestique. Elle vit dans la dépendance de sa mère, et plus tard dans celle d’un mari ; elle grandit en cherchant à faire ce que ses parents et la société attendent d’elle (études, mariage), contre ses propres désirs. Enfance, adolescence et âge adulte, trois âges d’une femme marqués chacun par un film : Rosemary’s Baby, King Kong et La Féline, métaphores du conflit entre nature et culture, tabous et transgressions, images de la sexualité comme retour à l’état sauvage, aux instincts.
On est parfois dérouté par ce récit qui semble explorer différentes pistes. Comme la petite fille s’interroge sur ce que font les rennes après Noël, on se demande où nous entraîne l’auteur. Mais plus on avance, plus le sens se fait jour, les morceaux épars forment un tout d’une extraordinaire cohérence. Olivia Rosenthal signe un roman d’apprentissage hors normes, ultramaîtrisé, ou plutôt un roman de désapprentissage des règles et des conventions. Tout simplement, un formidable roman d’émancipation.
Que font les rennes après Noël ? (Verticales), 214 pages, 16,90 € Extrait dans notre supplément Rentrée littéraire (n° 768)
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