Dans un court et incisif essai, Nos mythologies économiques le chercheur Eloi Laurent remet les idées en place, en dévoilant toutes les fausses évidences qui polluent le débat public : la mythologie néolibérale, la mythologie social-xénophobe et la mythologie écolo-sceptique.
Même si de plus en plus d’économistes dénoncent les impasses politiques dans lesquelles sont engluées les gouvernements français et européens (cf l’appel de 80 économistes pour lutter contre le chômage, publié dans Le Monde du 11 février), les débats sur les questions économiques et sociales reposent structurellement sur des idées reçues, donc fausses : des « mythologies », selon l’expression de l’économiste Eloi Laurent dans son bref essai, Nos mythologies économiques.
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« La fonction du mythe, c’est d’évacuer le réel », écrivait Roland Barthes. Parole dépolitisée, le mythe n’est qu’une fausse évidence qui se présente comme naturelle. Bref mais dense, le livre a l’immense mérite de déconstruire précisément tous ces mythes dont la doxa néolibérale se repaît à longueur de journée depuis trente ans. Et qui produit insidieusement ses effets, en contaminant les esprits crédules obligés de croire ce que la raison des experts autoproclamés avance nonchalamment.
Le registre de l’incantation nous submerge aujourd’hui, puisque « les experts en appellent aux pouvoirs supérieurs de l’économie. » Or, pour Eloi Laurent, l’économie mythologique n’est qu’une « nébuleuse de contes et de légendes à usage social » qui « pollue le débat public et empoisonne l’esprit démocratique. »
A écouter ces experts aveuglés par la croyance en leur pouvoir visionnaire, il va de soi que l’Etat doit être géré selon les règles d’une entreprise privée. A les entendre, les réformes structurelles sont nécessaires pour transformer le pays. A les lire, le marché s’oppose forcément à l’Etat et la production importe plus que la redistribution… Sauf que, comme le démontre implacablement l’économiste critique, tous ces dogmes indiscutés ne sont que du vent ; un vent certes dominant et porteur, mais un vent traître, malhonnête, artificiel.
L’auteur distingue trois types précis de mythologies : « la mythologie néolibérale, la mythologie social-xénophobe et la mythologie écolo-sceptique »
Pourquoi oppose-t-on par exemple « l’innocence du marché spontané » à « la contrainte de l’Etat oppresseur » ? Les négociations actuelles sur les traités commerciaux transatlantique et transpacifique soulignent, contrairement à ce que veulent nous faire croire les tenants de l’ultralibéralisme, que « pour libéraliser, il faut réguler ». « Les promoteurs du prétendu libre marché ne réclament absolument pas la fin de l’intervention publique dans l’économie, ils demandent simplement que celle-ci soit détournée en leur faveur », écrit Eloi Laurent. Le modèle économique de ces entrepreneurs consiste à « se spécialiser dans la captation des subventions publiques ». Croire en cette fable d’une séparation entre le marché et l’Etat, c’est donc « oublier le rôle central joué par la puissance publique dans la libéralisation financière et le gain considérable qu’elle en retire depuis des décennies ».
Pour l’auteur, la mystification est même complète « lorsque l’Etat français, d’obédience socialiste, entend réduire sa dette publique et sabrer dans les dépenses sociales au nom d’impératifs qui lui seraient imposés par les marchés financiers ». Même le modèle mythifié de la Silicon Valley ne résiste pas à l’examen de ces paradoxes. « Pur produit du capitalisme public », les entreprises californiennes ont appris à « engranger les subventions publiques tout en contournant la législation fiscale, en investissant des millions de dollars dans l’innovation technologique, mais aussi dans l’innovation fiscale, qui leur permet d’échapper à 90 % de l’impôt qu’elles doivent ». L’auteur rappelle à cet égard que la Californie siliconée s’appauvrit aujourd’hui en réalité : les écoles et les universités s’étiolent, la spéculation immobilière fait exploser la pauvreté dans les grandes métropoles, les infrastructures de transport se dégradent.
Le leurre de « l’ubérisation de l’économie »
De manière plus générale, le fameux modèle de plus en plus présent de « l’ubérisation de l’économie » n’est rien d’autre d’un « capitalisme de passager clandestin qui exploite habilement les failles de la régulation publique et repose sur la monétarisation des activités gratuites, l’expansion de la sphère marchande sur la sphère privée ».
Une autre vision naïve de notre système économique veut que la société civile et les entrepreneurs créent une richesse que l’Etat redistribue aux assistés sociaux. Or, ce discours fait abstraction des conditions sociales de la création de richesse et des infrastructures de toutes sortes financées par la collectivité dont bénéficient ces entrepreneurs.
Autre mythologie dévoilée sans pudeur par Eloi Laurent : les fameuses « réformes structurelles », dont le pays a besoin. Les élites dirigeantes ne cessent d’affirmer que le pays s’enfonce dans la médiocrité faute de réformes courageuses qui permettent d’accroitre la compétitivité de l’économie ; or, personne ne définit jamais la compétitivité qu’il s’agirait de stimuler. L’auteur rappelle par exemple que la productivité horaire est déjà très élevée en France. Si la compétitivité veut dire l’augmentation du temps de travail pour un salaire égal, Eloi Laurent défend à l’inverse le principe d’un progrès social et invite à « une réflexion large, en termes de développement humain et d’évolution démographique à venir ».
Les ressources démographiques de la France peuvent la porter dans les prochaines décennies « à condition qu’elles soient valorisées », estime l’auteur, convaincu que le véritable enjeu structurel se joue surtout dans la capacité du pays à préserver son modèle de développement. Prolongeant cette réflexion, Eloi Laurent souligne que si les inégalités sont injustes, elles sont aussi inefficaces et entravent le dynamisme économique.
Ce n’est pas un grand remplacement qu’il faut redouter, mais un grand appauvrissement qu’il faut déplorer
Quant à la mythologie social-xénophobe, elle repose en partie sur l’idée erronée selon laquelle « les flux migratoires actuels sont incontrôlables et conduiront sous peu au grand remplacement de la population française ». Or, contrairement à la vulgate véhiculée par l’extrême droite, qui a contaminé certains esprits dits progressistes, les flux migratoires vers la France sont à un point historiquement bas (0,4 % de la population française). Ces entrées représentent environ trois fois moins que le nombre de naissances sur le sol français. Cela fait donc près d’un siècle que la proportion d’immigrés présents sur le sol français oscille entre 6 et 8 %. Le discours mythologique n’est qu’un écran de fumée toxique : « la vraie question nationale n’est pas l’insoutenabilité de l’immigration actuelle, mais la défaillance de l’intégration sociale des immigrés d’hier et de leurs enfants », écrit Laurent. Ce n’est pas un grand remplacement qu’il faut redouter, mais un grand appauvrissement qu’il faut déplorer.
Habillant aussi pour plusieurs hivers les climato-sceptiques, minimisant la portée des travaux scientifiques sur la crise écologique, Eloi Laurent remet à leur place tous ces experts de pacotille qui dominent le débat public. Si son essai éclairant n’a pas la prétention de « rétablir la raison économique » (autre mythe) contre l’économie mythologique, il ne cherche qu’à redonner « le goût du questionnement économique », et à travers lui, à repolitiser des sujets dont la pensée néolibérale s’est accaparé les enjeux au nom du bon sens dont elle serait porteuse. Contre le bon sens, contre les fausses évidences, contre une tradition de pensée économique ancrée dans les pratiques politiques depuis le début des années 1980, Eloi Laurent rappelle simplement, et fermement, la nécessité de percevoir la puissance nocive des mythes. Non pour leur opposer d’autres mythes, mais pour les confronter à des contre-récits politiques ouvrant vers d’autres horizons, sociaux, écologiques, progressistes, (vraiment) de gauche.
Jean-Marie Durand
Eloi Laurent, Nos mythologies économiques (LLL, Les liens qui libèrent, 112 p)
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