Dans Comment l’esprit vient aux objets, le psychanalyste Serge Tisseron décortique le dialogue silencieux que nous entretenons avec les objets. Car avant de craindre qu’ils ne deviennent (trop) intelligents, encore faut-il comprendre ce que nous y investissons de nous-mêmes.
Certains aiment le sortir et le prendre en main, le couver du regard, voire le caresser langoureusement du doigt. De quoi parle-t-on ? Il pourrait s’agir du téléphone portable. Ou de n’importe lequel de nos grigris technologiques. Placés au cœur de nos économies affectives, ceux-ci ne sont pas seulement les médiateurs de notre expérience du monde : ils génèrent eux-mêmes des formes d’attachement.
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Pour autant, que l’on puisse mobiliser le champ lexical érotique pour décrire un simple cellulaire ne signifie pas forcément que cette relation tombe sous la coupe du fétichisme. Elle révèle tout simplement, en l’amplifiant, le dialogue silencieux que nous entretenons avec tous nos objets – même le plus banal, même le moins « smart ». Ni « cons comme un manche à balais », ni même simplement « réglés comme une horloge », les objets du quotidien sont les dépositaires de notre mémoire affective. Sans chercher à leur faire prendre vie, il nous faut pourtant prendre conscience que nos objets ont de l’esprit : le nôtre.
« La meilleure façon de nous préparer au monde de demain »
Cette thèse, c’est celle que développe Serge Tisseron, pop-psychanalyste dont l’un des principaux faits d’armes est d’avoir couché Hergé sur le divan. En 1985, il publie Tintin chez le psychanalyste, où il révèle, par la lecture des BDs uniquement, le secret de famille qui hante leur auteur.
Succéderont à ce best-seller une trentaine d’essais publiés à un rythme digne d’Amélie Nothomb : à chaque rentrée littéraire le sien. En février, Comment l’esprit vient aux objets clôt une trilogie consacrée aux objets, après un livre sur les robots paru l’an passé. En réalité, ce dernier opus est le premier, puisqu’il s’agit d’une nouvelle édition d’un ouvrage de 1999. 1999, c’est-à-dire en même temps que la présentation de « la tablette de lecture Cybook, ancêtre de la Kindle », rappelle l’auteur dans sa préface. La mention de cette invention passée de révolutionnaire à ringarde n’est pas anodine. Car ce que le livre entend démontrer, c’est que ce ne sont pas tant les objets qui changent, mais ce que nous projetons sur eux :
« La meilleure façon de nous préparer au monde de demain ne consiste pas à faire de la science-fiction ni à tenter d’imaginer notre relation à des techniques dont nous ignorons encore tout. Elle est de porter un regard nouveau sur les relations que nous entretenons déjà avec le moindre d’entre eux ».
Apprivoiser l’obscur désir qui nous attache aux non-humains
Dans un style clair et rythmé, Serge Tisseron égrène les différentes manières de s’y rapporter, du vêtement jusqu’au monument. Sur le chemin, on croise le doudou auquel s’accroche obsessionnellement Linus du comic-strip Snoopy, le mouchoir de l’Othello de Shakespeare, mais aussi la casserole magique de la grand-mère de l’auteur ou des exemples puisés dans l’histoire de la psychanalyse (plutôt Leroi-Gourhan ou Lacan que Freud, dont l’approche purement pulsionnelle aux objets est fortement décriée). Si la grille de lecture de l’auteur semble souvent aller de soi, son inventaire à la Prévert fournit néanmoins les jalons nécessaires pour commencer à apprivoiser l’obscur désir qui nous attache aux non-humains – non pas les androïdes, mais bel et bien ce téléphone-ci ou ce magazine-là.
Serge Tisseron, Comment l’esprit vient aux objets (PUF, 2016)
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