L’auteur, obsédé par la vie et le suicide du chanteur Mike Brant, érige un cénotaphe, gorgé d’éruditions historiques et de fuites poétiques, pour un enfant de la Shoah.
Dans la religion juive, on ne dispose pas des fleurs sur la tombe d’un défunt. Pour la famille ou les proches, l’usage est d’y déposer des pierres en souvenir. Le roman de Serge Airoldi est une pierre posée sur la tombe de Mike Brant, enterré dans un cimetière d’Haïfa en Israël. Par ce geste romanesque, l’écrivain s’autorise à devenir un intime de l’artiste.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Mike qui ?, se demanderont les plus jeunes. Mike Brant, chanteur de variétés israélien qui connut la gloire dans les années 1970, principalement en France, invité vedette des émissions de télévision produites par Guy Lux ou Maritie et Gilbert Carpentier.
>> À lire aussi :
Le saut dans le vide
Dans le brouillard de la mémoire, on se souvient d’une silhouette : un jeune brun sexy, moulé dans des tenues de scène rutilantes qui ne cachaient rien de son torse velu. Un tube de Mike Brant ? Peut-être Laisse-moi t’aimer. Serge Airoldi lui se remémore une chanson intitulée Un grand bonheur et, partiellement, un de ses vers : “Si maintenant j’oublie mon île.” C’est le titre de son livre, sous-titré Vies et mort de Mike Brant. Surtout la mort.
Le 25 avril 1975, le chanteur se suicide à Paris en se défenestrant. Un saut dans le vide qui alimentera les gloses habituelles sur la malédiction des stars. Trois petits tours de magazines à sensation et puis s’en va. La passion de Serge Airoldi, son obsession même, sa résurrection vaudoue de Mike Brant est troublante par son inactualité même.
L’auteur a 8 ans au moment de la mort de Mike Brant qui en avait 28, et il n’appartient à aucune des cultures du chanteur, ni celle populaire des chansons de variétés ni celle de la tradition juive (on apprend dès la première ligne du récit qu’à l’état civil Mike se prénommait Moshé).
Alors pourquoi s’enticher de Mike ? Un écrivain digne de ce nom ne choisit pas son sujet, c’est plutôt son sujet qui le cueille et finit par le tutoyer tel un cheval de course tutoyant l’obstacle. “Comme à chaque tentative d’épuisement d’un réel, je te dirai, encore et encore, que nous n’écrivons jamais ce que nous voulons écrire, que nous n’écrivons qu’un vague mystère qui nous échoie, qui sait comment, qui sait d’où, de quelle source, de quel ruisselet.”
Pogroms et camps de l’après-guerre
Pour amadouer son enquête tout en la rendant de plus en plus panique, Serge Airoldi jette des ponts au-dessus de l’abîme, creuse des souterrains qui débouchent sur des gouffres, mettant par exemple en rapport le cadavre disloqué de Mike Brant et celui massacré de Pasolini sur une plage d’Ostie en novembre 1975. Il convoque aussi le réconfort provisoire d’auteurs en osmose avec son sujet (Robert Musil, W. G. Sebald, Isaac Bachevis Singer…).
Si maintenant… est un labyrinthe de miroirs où, même en tirant tous azimuts comme dans une fameuse scène de La Dame de Shanghai d’Orson Welles, jamais ne sera résolu l’éclat de la mort de Moshé-Mike qui, en sautant par la fenêtre, hurla un “Non !” de toute éternité énigmatique – comme est étrange à l’autre bout du spectre, le premier mot qu’il prononça à l’âge de 5 ans : “Glace !”
Pourquoi hanter à ce point la biographie de Mike Brant jusqu’à la réinventer ?
La plus belle offrande que Serge Airoldi dépose sur l’autel de son Apollon mort-vivant, c’est le don de soi, le risque de dire “je”, qui se déploie vers bien d’autres perditions. L’histoire sombre du XXe siècle et, encore plus obscure que la nuit, le sort des Juifs et Juives européen·nes, rendu intime par l’exhumation des parents de Moshé-Mike : Bronia, rescapée d’Auschwitz, et Fishel, Juif polonais qui, à son retour de la résistance aux nazis, ne retrouva jamais sa première épouse.
Et Airoldi d’évoquer les pogroms qui eurent lieu en Pologne au lendemain de la guerre quand des autochtones massacrèrent des rescapé·es des camps qui voulaient simplement revenir chez eux·elles. Tout aussi puissante est l’évocation du camp chypriote de Famagouste où l’armée britannique parqua les Juifs et Juives candidat·es à l’exil vers Israël et où Moshé-Mike naquit en février 1947.
Si maintenant j’oublie mon île est une magnifique glossolalie, ce trouble qui consiste à articuler des mots incompréhensibles exportés d’une langue qui n’existe pas. Mais pourquoi hanter à ce point la biographie de Mike Brant jusqu’à la réinventer ? Serge Airoldi, intelligence réflexive et inquiète, se pose la question : “Peut-être ne suis-je en train d’écrire que par égoïsme. Pour me sauver aussi.”
Si maintenant j’oublie mon île – Vies et mort de Mike Brant de Serge Airoldi (L’Antilope), 160 p., 17 €. En librairie.
>> À lire aussi :
{"type":"Banniere-Basse"}