Quand l’ordinaire se dérègle et devient fou, que se passe-t-il ? L’autrice argentine interroge les fantômes du passé politique de son pays dans un formidable recueil de nouvelles.
La plupart du temps, c’est un univers pavillonnaire banal où les gens se saluent d’un jardin à l’autre. Sauf que chez Samanta Schweblin, ces gens sont fous. Une femme jette les vêtements de son fils par dessus la clôture, une autre sonne sans arrêt chez sa voisine, une troisième fait intrusion chez des inconnu·es pour leur dérober de menus objets qui l’énervent et de vieux parents, nu·es sur la pelouse, s’arrosent mutuellement avec le jet d’eau en se marrant comme des gamin·es, sous l’œil atterré de leur belle-fille.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
La romancière argentine instaure ainsi le chaos dans le quotidien mais de façon très subtile, créant une tension narrative dès les premières phrases de chacun de ses textes courts. Un léger décentrement du réel, une touche d’insolite dans un dialogue lui suffisent à déstabiliser ses lecteur·rices sans pour autant verser dans l’horreur ou la littérature de genre. C’est d’autant plus intéressant que sa remarquable maîtrise littéraire sert un propos éminemment politique. Si les fissures que Schweblin instaure dans la normalité créent des situations à première vue cocasses, chaque texte est tissé d’angoisse, de non-dits et de chagrins souterrains.
Car nous sommes en Argentine, et même si la dictature n’est jamais explicitement évoquée, elle est toujours présente, comme un fantôme qui rôderait dans ces vies quotidiennes en apparence sans histoires. La plupart de ces textes mettent en scène des trentenaires face à des personnes âgées – parents, voisin·es, belle-mère – aux comportements à priori incompréhensibles. Ce que montre Schweblin, elle-même née en 1978, c’est la cohabitation entre une jeune génération qui doit se débrouiller au quotidien et leurs aîné·es encore aujourd’hui inconsolables, qui transportent avec elles et eux des traumatismes dont il·elles ont du mal à parler : la lointaine disparition d’un fils, la maison qu’il a fallu quitter. Avec subtilité, Schweblin montre combien ce passé continue à travailler, et à perturber, la société argentine d’aujourd’hui.
Cela dit, il n’est pas seulement question de transmission et de souvenirs, même si l’un des protagonistes les plus marquants de ces nouvelles est une vieille dame qui passe ses journées à faire des cartons en attendant la mort. Comme dans Toxique (Gallimard, 2017), roman où elle imaginait une mystérieuse maladie qui envahissait un village et transformait de paisibles vacances en cauchemar, une violence sourde plane toujours. Dans ces nouvelles, les représentant·es de la jeune génération, personnages qui se révèlent extrêmement émouvants, ne sont pas seulement confronté·es à l’ingérable douleur de leurs parents, dont il·elles ne savent pas toujours que faire. Il leur faut affronter des situations difficiles, car un fils peut encore aujourd’hui disparaître sans raison, et une femme peut se retrouver sans endroit où habiter.
Sept Maisons vides de Samanta Schweblin (Grasset/“En lettres d’ancre”), traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon, 176 p., 18 €. En librairie.
{"type":"Banniere-Basse"}