Enregistrées à leur insu, des conversations de soldats allemands faits prisonniers par les Alliés laissent transparaître une barbarie ordinaire développée hors de tout engagement nazi.
Exécuter des enfants juifs, « culbuter » les filles, raser des villages… : la litanie des horreurs commises par les soldats allemands durant la Seconde Guerre mondiale relève-t-elle d’une logique propre à toute situation de guerre, ou d’un vice lié à la nature du régime nazi ? La manière dont l’Allemagne, redevenue pacifique et démocratique, a tenté de résoudre ce dilemme durant plusieurs décennies fut de tracer une frontière entre les actes des Waffen SS et ceux des soldats de la Wehrmacht. S’affranchir d’une culpabilité absolue exigeait de s’en tenir à cette ligne de séparation entre la barbarie des nazis et la contrainte subie par des soldats tenus de mener une guerre qu’ils ne cautionnaient pas idéologiquement. Est-ce si simple ? Depuis une vingtaine d’années, de lourds débats historiographiques reconfigurent la question de la violence nazie, sondent à nouveau les origines du mal, réexaminent les mécanismes psychologiques des exécuteurs de masse.
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Après le livre de Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, paru en 1961, une nouvelle génération d’historiens s’est penchée sur l’impact des facteurs culturels pour saisir le mystère de la violence de masse. De Christopher R. Browning avec Des hommes ordinaires (1992), se focalisant sur la soumission à l’autorité ancestrale qui fit des soldats des tueurs, à Daniel Goldhagen avec Les Bourreaux volontaires de Hitler (1997), soulignant l’antisémitisme généralisé (thèse très critiquée par la majorité des historiens), jusqu’à Saul Friedländer avec Les Années d’extermination (2007), l’histoire culturelle et sociale s’est imposée comme un cadre d’analyse prioritaire.
La publication en 2011 de Soldats – Combattre, tuer, mourir : procès-verbaux de récits de soldats allemands est venue remettre un peu de trouble dans le débat. Traduit en 90 langues, publié en même temps qu’un autre livre renversant sur la mémoire familiale allemande, « Grand-père n’était pas un nazi », ce livre a fait événement en Allemagne car il révèle une source inédite vertigineuse : des retranscriptions de conversations entre prisonniers de guerre allemands, découvertes par l’historien Sönke Neitzel dans des fonds d’archives britanniques, 150 000 pages de procès-verbaux d’écoutes analysés avec le spécialiste de psychologie sociale Harald Welzer (figure intellectuelle centrale en Allemagne, déjà auteur d’un livre sur le sujet, Les Exécuteurs – Des hommes normaux aux meurtriers de masse, en 2007).
Il est frappant d’y mesurer combien les soldats parlent librement, aucun ne sachant alors qu’il était sur écoute. Tous évoquent leur quotidien de manière banale et considèrent la violence comme normale puisque la guerre forme leur « cadre de référence ». « La guerre pose ses propres règles », expliquait Sönke Neitzel lors d’une conférence récente à l’Institut historique allemand de Paris devant un parterre de spécialistes, dont certains (des Allemands surtout) ne cachaient pas leur scepticisme devant cette thèse iconoclaste.
Constatant que les valeurs politiques ne prennent jamais place dans les conversations des soldats, les auteurs en concluent que l’idéologie nazie ne joue aucun rôle décisif dans le déclenchement de la violence. Les soldats se comprennent, partagent le même univers, échangent à propos des événements qui les préoccupent, confient le plaisir jouissif qu’ils prennent à massacrer. Mais jamais un motif politique ne vient éclairer cette éthique (esthétique) de l’exécution, qui se suffit à elle-même, se prend à son propre jeu.
L’idéologie nazie reste en arrière-fond d’une culture de la violence elle-même indexée sur le strict cadre de référence qu’est la guerre. Les soldats étaient nazis par obligation ; d’ailleurs, on comptait parmi eux seulement 5 % de nazis convaincus, et 5 % d’anti-nazis absolus. C’est donc la situation donnée qui prévaut sur la disposition idéologique. « La guerre, c’est un métier », insistent Neitzel et Welzer, adeptes d’une approche purement fonctionnaliste. « Les hommes agissent comme ils croient qu’on l’attend d’eux ; cela a moins à voir avec les idéologies abstraites qu’avec des lieux, des objectifs et des fonctions d’intervention tout à fait concrets, mais aussi avec les groupes dont font partie ces hommes. » Sous cet angle, le soldat devient donc « un travailleur de la guerre ».
« Le déplacement du cadre de référence, son passage de la situation civile à celle de la guerre, reste le facteur décisif », plus important que toute vision du monde, que toute prédisposition et toute imprégnation idéologique. On ne peut pas, selon les auteurs, comprendre les interprétations et les actes auxquels se livrent les hommes « si l’on ne reconstitue pas ce qu’ils ont vu – dans le cadre de quel modèle d’interprétation, de quelles représentations, de quelles relations ils ont perçu les situations, et de quelle manière ils les ont interprétées ».
La guerre forme un contexte dans lequel « les gens font ce qu’ils ne feraient jamais dans d’autres conditions » ; « Dans ce contexte, des soldats tuent des Juifs sans être antisémites et défendent leur pays de manière fanatique sans être nationaux-socialistes. » Les soldats tuent parce que telle est leur mission. La violence qu’ils déploient n’est qu’une « violence autotélique », qui n’a pas besoin de justification, qui reste sa propre raison suffisante. Outre l’immense intérêt suscité par cette nouvelle source historique, la réflexion des deux auteurs a généré en Allemagne, et dans la communauté des historiens, un débat complexe en ce qu’elle propose un type d’analyse iconoclaste, presque provocant pour certains.
Comment interpréter la folie meurtrière de ces soldats ivres de leurs actes aveugles – « Je peux t’assurer qu’on les a pulvérisés, c’est très amusant » ; « On a piqué et tout canardé, ah mon ami, c’était vraiment le pied », confie ainsi un pilote de chasse – sans prendre en considération le cadre politique qui détermine son déploiement ? Peut-on admettre qu’un soldat de la Wehrmacht n’était jamais impliqué dans ces crimes à titre individuel ? Être les simples rouages d’une machinerie d’extermination les dédouane-t-il de toute responsabilité personnelle ? Peut-on se satisfaire de mettre un terme à la surévaluation de l’élément idéologique qui fournirait les prétextes des guerres, mais n’expliquerait pas pourquoi les soldats tuent ? On pourrait inverser la proposition de Neitzel et Welzer en considérant que l’absence d’idéologie apparente dans les propos des soldats cache paradoxalement la puissance invisible d’une idéologie pire encore que l’indifférence : c’est le fait même que l’idéologie nazie ne fasse pas question qui pose question. Le livre ne résout pas cet angle mort.
La guerre et l’activité des artisans de la guerre, certes banales, se rejouent aujourd’hui dans les guerres d’Afghanistan ou d’Irak, avec lesquelles les auteurs dressent des parallèles ; mais cette banalité a « ouvert grand les portes à la violence la plus extrême qu’ait connue l’histoire de l’humanité », reconnaissent les deux historiens, comme si le mystère des crimes échappait toujours un peu à la raison, en dépit de leur proposition d’un cadre d’analyse serré, convaincant et limité à la fois, comme si on ne pouvait jamais réduire la question de la violence à un seul cadre, fût-il une référence-clé.
Soldats – Combattre, tuer, mourir : procès-verbaux de récits de soldats allemands de Sönke Neitzel et Harald Welzer (Gallimard, NRF Essais), traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, 640 pages, 29 €
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