Avec “Proust, roman familial”, l’essayiste et historienne retrace sa vie à l’aune de l’écrivain, observateur implacable de l’aristocratie française.
Historienne de la littérature, spécialiste des questions de genre et enseignante à l’UCLA, Laure Murat nous avait habitué·es à l’analyse de questions de société (l’affaire Weinstein, la cancel culture, etc.) ou à écrire sur la vie de figures littéraires. Celle, par exemple, des libraires et éditrices Adrienne Monnier et Sylvia Beach qui publièrent l’Ulysse de Joyce, dans son passionnant Passage de l’Odéon (2003).
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Elle tourne pour la première fois son prisme critique et intellectuel sur elle-même, pour mieux nous donner à lire sa vie familiale, en la reliant à La Recherche, ou plutôt en “relisant” elle-même sa vie familiale à la lumière de l’œuvre de Proust, à travers sa capture puis sa décomposition de la classe sociale dont elle est issue, la vieille aristocratie française.
Une relecture passionnante de la scène des souliers rouges
Descendante de la maison Murat, une famille qui apparaît dans La Recherche – même si au deuxième plan –, l’écrivaine, qui a le titre de princesse, a vu tous les signes, les codes, les maux de sa caste saisis, épinglés, même dénoncés comme “vulgaires” dans l’œuvre proustienne. Le geste de Laure Murat est très beau : montrer comment la littérature peut vous sauver, et comment cette œuvre-là l’a sauvée des faux-semblants appliqués de façon automatique et morbide par sa famille, les lui révélant reflétés à travers le miroir de l’art dans les personnages de La Recherche.
En consacrant tout un chapitre – passionnant – à la scène des souliers rouges entre Swann et les Guermantes, dans laquelle, leur confiant qu’il va mourir, Swann se heurte à l’indifférence grossière de celui et celle qu’il avait cru·es nobles d’âme, elle décrit ce petit théâtre de la froideur et de la cruauté où elle a grandi et que Proust a adulé un temps avant de l’assassiner dans son texte. Un théâtre où les personnes ont fini par se confondre avec le rôle qu’elles sont tenues de jouer, où elles restent de façon mortifère “à leur place” – un des mantras de l’aristocratie –, où elles se désincarnent.
Une entreprise casse-gueule mais légitime
Au milieu du livre gît une grande blessure : affirmant haut et fort son homosexualité à une mère froide et guindée, plutôt que de se plier à l’hypocrisie d’une aristocratie tolérant les gays à condition qu’ils et elles restent au placard, Laure Murat va être rejetée, bannie de sa famille par sa mère, qu’elle ne reverra plus. Mais elle s’est affirmée, a refusé “la honte” du minoritaire, comme Proust renversait déjà les rôles dans La Recherche.
“Secondaire, décalé, anecdotique par rapport à la norme et à la majorité, l’homosexuel·le, jusque-là cantonné·e à la couleur locale des amours spéciales et des comportements contre nature, gagne avec Proust le statut de sujet. Qu’importent les jugements de valeur d’une Recherche passablement homophobe, Proust change de façon radicale le régime du sujet minoritaire, en le débarrassant de sa condition particulière pour le faire accéder à l’universalité.”
Tout le livre oscille ainsi entre l’histoire familiale et celle de Proust et de La Recherche, dans une correspondance qui aurait pu être casse-gueule mais se révèle au contraire justifiée, légitime. Et étincelante d’intelligence.
Proust, roman familial de Laure Murat (Robert Laffont), 256 p., 20 €. En librairie le 24 août.
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