Intellectuelle, militante et figure incontournable de l’underground new-yorkais, Sarah Schulman est presque inconnue en France. A Paris pour la réédition de son roman Après Delores (1988), elle nous parle d’engagement et d’écriture.
“Je suis l’écrivaine juive lesbienne la plus connue du monde.” Il faut un sacré culot pour assumer une telle phrase. Et clairement Sarah Schulman n’en manque pas. Ni de courage d’ailleurs. Depuis le milieu des années 1970, elle est l’une des figures les plus engagées de l’underground new-yorkais. Intellectuelle de la gauche radicale américaine, activiste queer et ancienne d’Act Up New York, elle est l’auteure d’une vingtaine d’ouvrages, de quatre films et de pièces de théâtre.
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Malgré ça, la France est presque passée à côté de son travail. Seuls deux romans ont traversé l’Atlantique : Après Delores et Rat Bohemia. Le premier, un polar lesbien nerveux daté de 1988, a été traduit en 1991 par les Editions de l’Incertain, puis réédité en poche en 1994 par 10/18. Il était épuisé depuis des lustres. Le second, fresque urbaine sur la marginalisation des séropositifs, est disponible chez H&O depuis 2002.
Une vie d’activisme
Après Delores ressort enfin et Sarah Schulman a fait le déplacement. Il faut dire qu’en plus des deux fictions, trois films et de la bio d’Act Up sur lesquels elle travaille, l’infatigable artiste prépare un spectacle avec Marianne Faithfull. Pour elle, ce voyage, c’est aussi l’occasion de croiser l’icône rock, installée à Paris.
L’activisme de Sarah Schulman est l’œuvre d’une vie. Elle voit le jour à New York “treize ans après l’Holocauste” dans une famille juive victime de l’antisémitisme en Europe. “Dès ma naissance, j’ai été au courant des souffrances et de l’injustice. Et puis grandir comme femme et lesbienne dans les années 1960 et 70, influencée par les mouvements radicaux noirs, gays et féministes, m’a poussée très vite à m’interroger sur les structures de domination et de pouvoir.”
“Le travail d’Act Up est important, encore aujourd’hui, ça montre que des gens sans droits peuvent changer la société »
Etudiante à l’Université de Chicago puis à l’Université publique de New York, Sarah Schulman se politise. Elève de la poétesse noire, féministe et lesbienne Audre Lorde, elle milite pour le droit à l’avortement (devenu légal en 1973), les droits des femmes et ceux des lesbiennes. En 1992, elle rejoint les rangs d’Act Up, se bat pour que la société reconnaisse des droits aux malades. “Le travail d’Act Up est important, encore aujourd’hui, assure-t-elle. ça montre que des gens sans droits peuvent changer la société. En ce moment, c’est bien de s’en souvenir.”
Car pour elle, qui a soutenu Sanders et voté Clinton, Trump est “un cataclysme national”. A l’Université de New York où elle enseigne désormais, sa classe est composée d’élèves de quinze nationalités différentes. “Ils vivent dans le stress. Tous les jours, le gouvernement annonce des mesures idiotes contre les immigrés. La semaine dernière, c’était l’expulsion de 60 000 Haïtiens, demain ce sera quoi ?”
“Le droit pour tous d’être traité avec égalité et respect”
Après quarante ans d’activisme, Sarah Schulman continue de se battre. Pour les droits des immigrés dans le pays mais aussi pour ceux des Palestiniens. Très critique envers l’Etat d’Israël, elle a été accusée d’antisémitisme en 2016 par une organisation sioniste. “Un comble !”, ironise-t-elle. Le lien entre toutes ces causes ? “Le droit pour tous d’être traité avec égalité et respect.”
Face aux scandales sexuels qui agitent l’Occident depuis l’affaire Weinstein, Sarah Schulman reste perplexe. Car si elle salue la libération de la parole des victimes, l’activiste s’interroge sur les conséquences réelles du mouvement #MeToo : “Nous serions imbéciles de laisser ces abus masquer une suprématie masculine plus générale. Si nous n’abordons pas le vrai problème du patriarcat dans la société, toute cette affaire ne sera alors qu’une crise de panique morale. Est-ce que ça va vraiment changer les choses ? Je ne sais pas.”
L’engagement, c’est aussi en tant que romancière que Sarah Schulman l’envisage. Quand elle commence à écrire, en 1982, les romans dont les héros sont homosexuels n’ont pas le droit d’être publiés dans les grandes maisons d’édition américaines. “Quand j’ai soumis mon premier texte, certains éditeurs m’ont demandé de changer la sexualité de mes protagonistes.”
L’action collective pour changer le monde
Avec d’autres, comme Barbara Wilson ou Camarin Grae, Sarah Schulman refuse de céder à la censure éditoriale. Publiées par des structures underground, les auteures lesbiennes s’acharnent à inscrire des personnages gays dans des genres aussi populaires que le roman noir. “C’était gonflé. Une manière d’affirmer notre droit de cité dans la culture mainstream.”
Depuis, elle a été publiée par de prestigieuses maisons new-yorkaises et a fait paraître onze romans. On ne lui impose plus rien. Mais elle relativise : “Ecrire ne fait pas changer le monde. Seule l’action collective le peut.” Alors Sarah Schulman continue de se battre : “C’est inscrit dans mon ADN.”
Après Delores (Inculte-Dernière Marge), traduit de l’anglais (E.-U.) par Thierry Marignac, 190 p., 8,90 €
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