Moscou sera la ville invitée du Salon du livre de Paris. Rencontre in situ avec ses auteurs les plus travaillés par la politique, quelques jours avant la victoire annoncée de Poutine.
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« Il est vraiment bien le Limonov d’Emmanuel Carrère ? Pas trop genre la Russie pour les Français ? », nous demande un critique littéraire à Moscou. « C’est vrai que Carrère s’est contenté de recopier les livres de Limonov ? », interroge un autre. Le livre de Carrère, qui sortira en Russie en septembre 2012, est attendu avec autant d’impatience que de kalachnikovs braquées sur lui. Il est vrai que pour les Russes, Edouard Limonov est devenu une véritable figure, plus politique que littéraire – un fervent opposant à Poutine, dont le parti, le Nasbol, dit aussi parti de « l’autre Russie », pourrait être qualifié de rouge-brun et suscite, à raison, une certaine méfiance. « Limonov ? C’est un freak, rien de plus », balance Boris Akounine, auteur de best-sellers policiers se situant dans la Russie tsariste. Ces derniers temps, Akounine est devenu le leader et porte-parole de l’opposition civile anti-Poutine, bien davantage que Limonov. Très occupé trois jours avant l’élection, ce dernier déclinera notre demande de le rencontrer.
Disciple de Limonov et membre du Nasbol, l’écrivain Zakhar Prilepine, né en 1975, figure lui aussi dans Limonov :
« Carrère était chez moi il y a deux semaines. Alors qu’on buvait tous de la vodka, on s’est rendu compte que lui ne buvait que de l’eau », raconte Prilepine hilare.
Le soir où on le rencontre, le jeune écrivain au crâne rasé qui pose au branché ( » je fais aussi du rap, je viens de tourner dans un film », etc.), sirote pourtant sagement un thé alors qu’on boit force vodkas.
Sorte de mercenaire idéalisant une certaine image de la force virile, bref, pas totalement sympathique, Prilepine s’est engagé dans la guerre en Tchétchénie et a travaillé pour la « milice » russe, c’est-à-dire la police armée. On le retrouve dans un restaurant, non loin du lieu où il vit quand il n’est pas chez lui à Nijni-Novgorod, à quatre heures de Moscou, avec sa femme et ses quatre enfants. Nappe en plastique à carreaux rouges et blancs, écran plat géant qui diffuse les matchs du jour et bortsch tiède.
« A chaque fois que je passe en France, on me demande 184 fois la même chose : Limonov est-il fasciste ? Il est simplement la figure la plus importante pour ma génération car il fut un dissident et aujourd’hui il s’oppose à Poutine. Comme lui, je suis contre ce dont nous avons hérité ces vingt dernières années : le libéralisme, l’individualisme. Nous avons perdu des valeurs comme l’entraide collective et mon but est de revenir à ces notions conservatrices. Hélas, les écrivains plus âgés ont été contaminés par les idées nouvelles, ils trouvent normal de dire que le peuple n’est bon à rien, que l’orthodoxie est nulle, qu’il y a une crise. Nous sommes en pleine tyrannie du repentir. Pour la nouvelle génération d’écrivains apparue après 1991, la tradition soviétique ou antisoviétique ne veut plus rien dire. »
Pourtant, pour cette génération née au milieu des années 70, on peut presque deviner en écoutant Prilepine que certaines valeurs de l’Union soviétique – couverture sociale pour tous, le collectif contre « l’égoïsme » généré par le libéralisme – ont un parfum de madeleine, un temps perdu qu’ils n’ont pas aussi bien connu que leurs aînés mais dont ils peuvent idéaliser certains traits contre la mondialisation qui aurait installé, de fait, une certaine précarité.
Ce qui frappe d’ailleurs, c’est à quel point la question de l’Union soviétique est vite balayée, comme s’il ne s’agissait que d’un vieux souvenir pas si méchant que ça. Né en 1965, Andreï Guelassimov, auteur de La Soif, roman autour d’un militaire revenu défiguré de Tchétchénie, nous dit simplement : « J’ai enfin pu regarder tous les films interdits, comme les Hitchcock. » Lui aussi parle d' » empire » pour désigner la Russie « qui, pour rester un empire, doit avoir un leader fort. Seul Poutine, même si je ne l’aime pas, peut jouer ce rôle ».
Un empire certes intégré dans le vaste monde mais où quasiment personne ne parle une autre langue que le russe, y compris dans les restaurants pour touristes ; où, même à l’aéroport international Sheremetyevo, on ne trouve pas la presse anglaise, américaine et encore moins française ; où les taxis sont rares mais où il suffit de lever la main pour que cinq voitures s’arrêtent pour vous déposer où vous le souhaitez moyennant quelques centaines de roubles – nombre de Moscovites étant trop contents, après une journée de travail, d’arrondir leur fin de mois. Un pays difficile, mais où, justement pour cette raison, la notion d’intellectuel engagé a encore tout son sens, toute sa place.
« C’est ainsi que je suis devenu un écrivain engagé, déclare Boris Akounine dans son confortable bureaubibliothèque. Même si je me méfie des groupes : pour quelqu’un qui comme moi a grandi en URSS, n’importe quel engagement politique n’est guère attrayant. Participer à un mouvement collectif provoque toujours chez moi une certaine allergie. Il y a trois mois, personne ne voulait se mêler de politique. Aujourd’hui, on ne parle plus que de ça. » Pour lui, la force de Poutine repose non pas sur son image d’homme solide mais sur l’apathie générale des Russes, trop préoccupés par leurs problèmes quotidiens.
« Depuis vingt ans, le pays a beaucoup changé, d’une façon inédite dans notre histoire. On a vu émerger une classe moyenne très forte qui est devenue révolutionnaire au contact des rudes conditions imposées par un Etat corrompu. La bonne nouvelle, c’est que quand la société civile est réveillée, on ne peut plus la rendormir. »
Andreï Guelassimov allume une énième cigarette au bar Lady Jane, bohème et cool, qui, comme nombre de lieux publics à Moscou, autorise ses clients à fumer. « Poutine gagne mais au fond il a perdu. Il sait qu’il ne pourra plus se comporter comme avant, qu’il lui faut désormais compter avec des citoyens prêts à manifester contre lui, avec une classe moyenne qui lui est fortement opposée. Il est intelligent, il en tiendra compte. »
Andreï Guelassimov est un optimiste qui croit en Dieu depuis qu’il a lu la Bible au début des années 90, jusque-là interdite en URSS, et prône les vertus de l’amour. « En littérature, je me définis comme un néosentimentaliste, contrairement à Vladimir Sorokine et Viktor Pelevine, qui sont des satiristes. »
N’empêche que ces dernières années, ce sont Sorokine et Pelevine qui se sont imposés comme les deux figures marquantes de la littérature russe contemporaine. L’un a décliné l’invitation au Salon du livre, l’autre vit à l’étranger et refuse les interviews. Tous deux travaillent une veine proche de la littérature dissidente, tel Le Maître et Marguerite, de Mikhaïl Boulgakov, chef-d’oeuvre fantastique de l’ère stalinienne, entre satire politique et farce hypersombre.
« Au fond, rien n’a vraiment changé dans la littérature russe, confie Alexander Ivanov, éditeur d’Ad Marginem, la plus intéressante maison d’édition postsoviétique, sauf l’émergence d’une foule de maisons d’édition et de revues littéraires. »
Moscou reste certes une formidable source d’inspiration pour ses écrivains « parce que l’énergie y est constante, palpable, que tout y change très vite », insiste Guelassimov. « C’est un vivier d’histoires permanent, j’y puise toutes mes idées », avoue Akounine.
Tout comme l’histoire russe contemporaine : pour La Soif, Guelassimov, qui enseignait alors dans une fac en Sibérie, raconte comment il a vu ses étudiants envoyés en Tchétchénie en revenir changés : « Ils restaient apathiques pendant les heures de cours, sans réaction, comme s’ils avaient perdu tout trait humain. »
Zakhar Prilepine y a combattu côté russe : « En politique, je sens que j’ai toujours raison, mais dans la littérature, je veux que tout le monde ait raison. C’est cela qui différencie pour moi la littérature de la politique. En étant commandant en Tchétchénie, j’agissais sans réfléchir. C’est en écrivant que j’ai compris que je n’avais pas forcément raison, que cette guerre avait été une tragédie pour tous. »
Pourtant, chez cette nouvelle génération, la tragédie russe ne passe plus par la grande fresque romanesque. Naturalisme trash, entre vodka et potes, amours ratées et boue dans laquelle on patauge, portés par des fragments, des saynètes, des dialogues hyperréalistes et comiques. La tragédie avance masquée, l’air de rien, teintée d’un humour potache. Pas si loin, au fond, des jeunes écrivains américains.
Nelly Kaprièlian
rencontre entre Emmanuel Carrère et Zakhar Prilepine (animée par Nelly Kaprièlian), le vendredi 16 mars à 19 h 30, sur la scène des auteurs du Salon du livre (du 16 au 19 mars à la porte de Versailles, Paris XVe)
derniers livres parus Andreï Guelassimov Rachel (Actes Sud), traduit du russe par Joëlle Dublanchet, 377 pages, 23 euros ; Boris Akounine Le Faucon et l’Hirondelle (Presses de la Cité), traduit du russe par Odette Chevalot, 573 pages, 23 euros ; Zakhar Prilepine Des chaussures pleines de vodka chaude (Actes Sud), traduit du russe par Joëlle Dublanchet, 186 pages, 19,80 euros
Remerciements à l’Institut français.
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