Sartre et Beauvoir au Flore, Vian et Gréco au Tabou… C’était le Saint-Germain-des-Prés mythique, intellectuel, libre et débauché sur lequel on pleure aujourd’hui après l’énième fermeture de librairie. Mais si cet âge d’or n’était qu’une invention ?
La rengaine « Saint-Germain-des-Prés, c’était mieux avant » finit par ressembler à un disque de be-bop rayé à force d’être entonnée. Récemment encore, ce refrain nostalgique était repris en chœur dans la presse au moment de la fermeture de La Hune, l’une des librairies les plus emblématiques du quartier, qui a définitivement baissé le rideau le 14 juin dernier.
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En 2012, La Hune avait déjà dû céder ses locaux du boulevard Saint-Germain à Louis Vuitton et déménager un peu plus loin, rue de l’Abbaye. Un temple de la culture profané par l’industrie du luxe ? Rien de très nouveau dans un quartier qui affiche les loyers parmi les plus élevés de la capitale. En 1996, des riverains et des associations comme « SOS Saint-Germain-des-Prés » présidée par l’iconique Juliette Gréco montaient au créneau pour dénoncer la disparition de la librairie Le Divan remplacée par Armani.
Aujourd’hui, il ne reste plus qu’une seule librairie boulevard Saint-Germain : L’Écume des pages. Tout autour, des magasins de vêtements griffés. Si l’on peut encore voir des livres en vitrine, c’est dans la « boutique littéraire » de Sonia Rykiel où 50 000 ouvrages « authentiques » côtoient robes de cocktail, sacs et escarpins. Les éditeurs eux aussi ont peu à peu déserté le Saint-Germain-des-livres. Les Presses de la Cité ont amorcé l’exode en 1989, suivies par Hachette, Robert Laffont et Le Seuil en 2010.
L’esprit Saint-Germain-des-Prés, phénomène de mode ?
Triste fin d’une époque, voire carrément de la civilisation ? Certains tempéraments chagrin et déclinistes se complaisent à le penser. Mais si l’esprit Saint-Germain-des-Prés – celui des années d’après-guerre incarné par Sartre, Vian et Beauvoir – n’avait lui aussi été qu’un phénomène de mode ? Une tendance aussi artificielle et périssable que l’imprimé floral ou le combishort en neoprène ?
Certes, ce quartier au cœur de Paris peut se targuer d’avoir des liens historiques avec le monde des lettres. Fin XVIIe, le Procope, le premier café littéraire, fréquenté notamment par Voltaire, y voit le jour. Deux siècles plus tard, Mérimée, Nerval ou encore George Sand y vivent. A la fin du XIXe, la sainte trinité bistrotière Lipp-Le Flore-Les Deux Magots commence à régner sur Saint-Germain. Les Deux Magots attirent très tôt une faune lettrée. Au début des années 1930, Queneau, Leiris, Bataille, Desnos et autres dissidents du Surréalisme s’y retrouvent. C’est à l’une de ses tables que sera rédigé le manifeste anti-Breton Un cadavre.
En 1933, le café créé son prix littéraire. Raymond Queneau en est le premier lauréat avec Le Chiendent. La vogue du Flore, qui fut d’abord le camp de base de l’Action française, est lancée par « la bande à Prévert », comme le rappelle Boris Vian dans son Manuel de Saint-Germain-des-Prés. Mais le café connaîtra vraiment son âge d’or pendant l’Occupation et dans l’immédiat après-guerre. Une période qui coïncide avec celle du mythe Saint-Germain-des-Prés.
Sartre habitué du Flore
Durant la guerre, les écrivains viennent y travailler au chaud. Parmi eux, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir qui vont devenir les figures de proue de l’établissement. « Vers 1942, je vois arriver un monsieur qui venait de l’ouverture jusqu’à midi et de l’après-midi jusqu’à la fermeture, se souvient le propriétaire des lieux Paul Boubal cité par Vian. Il venait souvent avec une dame et ils se tenaient fréquemment éloignés l’un de l’autre à des tables différentes, mais toujours dans le même coin (…) » Boubal ignorera longtemps le nom de ces clients jusqu’à ce qu’une personne téléphone et demande Sartre.
Par la suite, le philosophe recevra tant de coups de fil qu’une ligne spéciale lui sera affectée. Dans ses Lettres au Castor, Jean-Paul Sartre mentionne très souvent le Flore. Il évoque notamment une soirée passée avec Camus qui en « pince » pour l’une de ses amies. A la fin de cette lettre à Simone de Beauvoir, Sartre note :
« A présent je m’habitue, mais je trouve tout idiot d’être seul au Flore, quand j’étais si content d’y babiller avec vous. »
Il ne fait pas que « babiller », il écrit aussi. Il rédige au Flore une grande partie de l’Etre et le néant qui comporte d’ailleurs des lignes mémorables sur l’être-en-soi du garçon de café. A la Libération, l’existentialisme devient un germanopratisme. Le maître mot d’une jeunesse qui cherche à oublier l’angoisse dans la danse et l’ivresse.
L’aura littéraire du quartier passe au second plan
Par abus de langage, la presse qualifie ces jeunes d’ »existentialistes » et rend Sartre responsable de la dépravation des mœurs. La vie de Saint-Germain-des-Prés ne se passe plus dans les cafés, mais dans les caves où l’on s’étourdit au son du jazz. Déjà, l’aura littéraire du quartier passe au second plan. Les existentialistes sont un peu les « hipsters » d’aujourd’hui. Les journaux les caricaturent, décryptent leur look – marinière et pieds en dedans pour les filles ; pantalon de gabardine et mocassins pour les garçons. On boit, on se drogue – pas de MDMA, mais du corydrane – on s’aime et on se bat.
Boris Vian entraine Sartre et Beauvoir dans l’un de ces lieux, le Lorientais. Simone y donne une fête à son retour des Etats-Unis en 1947. Vian tient le bar, Giacometti dort sur une banquette. Un an plus tard, Sartre participe à l’inauguration du Club Saint-Germain : « attendu comme le messie, il fit son entrée à une heure du matin (…) par la porte des toilettes« , rapporte un article de Samedi-Soir. Mais contrairement à la légende, l’écrivain n’est pas un habitué des caves : « Je trouve qu’on y est mal assis et que les orchestres y résonnent un peu trop« , confie-t-il. Il fuira bientôt ces endroits, y compris le Flore, pour pouvoir écrire au calme.
Le plus mythique de ces lieux de débauche se nomme le Tabou. On prête les pires déviances aux jeunes gens, ces « troglodytes » et ces « rats », qui viennent s’y amuser. L’image sulfureuse est entretenue par des événements comme l’élection de Miss Vice en 1949, mais surtout par les deux égéries de la boîte, Juliette Gréco et Anne-Marie Cazalis surnommée « l’attachée de presse de Saint-Germain-des-Prés ». Selon Vian, les deux jeunes femmes « traînaient derrière leurs pantalons tous les reporters photographes attachés aux hebdomadaires de Paris et d’ailleurs« , attirés par la promesse du scandale. Le mythe du Saint-Germain-des-Prés de la grande époque, celui filmé par Orson Welles que l’on regrette tant aujourd’hui, est en partie une construction, une « invention« , « une gigantesque entreprise d’autopromotion » ose même Eric Dussault dans son essai L’Invention de Saint-Germain-des-Prés (Vendémiaire). Une fiction qui en fait pour toujours, et quelles que soient ses mutations, un quartier éminemment littéraire.
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