Les romans de Denis Lachaud et Jérémie Lefebvre semblent annoncer la Nuit Debout. Pour l’historien et romancier François Cusset, la littérature dans ces situations « n’est pas utile, elle est indispensable ».
Avaient-ils tout prévu ? Fin août, Denis Lachaud publiait un roman révolutionnairement intitulé Ah ça ira ! et, le 1er avril, au moment même où des manifestants prenaient à Paris la place de la République, Jérémie Lefèbvre sortait un livre décrivant une France post-coup d’Etat. Ces deux jeunes romanciers ne sont pas les seuls à écrire sur l’insurrection qui vient. Loïc Merle en 2013 avec L’Esprit de l’ivresse, François Cusset en 2012 avec A l’abri du déclin du monde, pour ne citer qu’eux ; ils sont plusieurs à avoir imaginé, chacun à leur façon, un pays en proie à la vindicte populaire, voire une République déjà renversée.
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Les écrivains ne sont pourtant pas devins. « Je n’ai pas inventé grand-chose », nous explique Denis Lachaud au téléphone, (il est dans le sud de la France, présentant son roman dans le cadre d’une série de rencontres organisées dans des cafés associatifs). « Je me suis inspiré d’événements historiques et de formes de soulèvement qui ont pu avoir lieu ailleurs, en Egypte au moment des Printemps arabes, à New York avec Occupy Wall street. Cela dit, pour nous les artistes, cela fait partie de notre travail de sentir ce qui est en train de se cristalliser, mais ce n’est pas nous qui provoquons les choses. » Un point de vue que partage Jérémie Lefèbvre, que l’on rencontre justement place de la République autour d’un café : « A l’image de n’importe quel écrivain, je me considère comme un symptôme. »
Sarkozy comme moteur
L’écriture de ces livres est par ailleurs très antérieure au mouvement de Nuit debout, puisqu’elle date, pour ces deux auteurs, des années Sarkozy. Denis Lachaud a commencé à écrire Ah ça ira ! en février 2012 : “J’ai travaillé durant trois ans. Et j’avais toujours peur que le temps rende la chose obsolète. Ce n’est pas le cas, je suis content.«
Jérémie Lefèbvre s’est lancé dans Avril en 2010 :
« C’était une manière de traduire en fiction un ensemble d’exaspérations, d’inquiétudes, explique-t-il. On était sous une espèce de couvercle qui interdisait toute réflexion, j’avais envie de réagir. »
Le manuscrit ayant été refusé par tous les éditeurs à qui il l’avait envoyé, Jérémie Lefèbvre l’avait rangé dans un tiroir, pour l’en ressortir récemment : « Lorsque j’ai constaté que, d’une certaine manière, on était toujours sous Sarkozy. Qu’il n’était plus là mais que rien n’avait changé. »
Critiques du capitalisme sans être des livres militants
Si les deux auteurs partagent un même point de vue critique sur notre société capitaliste, leurs romans ne sont pas pour autant des livres militants, didactiques. C’est probablement cette distance qui en fait la valeur littéraire. Et ils ne se ressemblent pas, bien que dans les deux on retrouve, centrale, la même question : peut-on faire la révolution sans effusion de sang ?
Dans Ah ça ira !, Denis Lachaud raconte l’histoire d’un homme qui organise la prise en otage du président de la République. L’opération tourne mal et il se retrouve en prison durant vingt ans. A sa sortie, il retrouve sa fille, devenue jeune adulte, et se rend compte qu’elle aussi verse dans l’activisme, mais de façon différente. Avril, le livre de Jérémie Lefèbvre, est un collage de courts textes, alternant décrets égalitaires émis par le nouveau gouvernement instauré par les insurgés, réactions de chefs d’Etats étrangers et témoignages de toutes sortes de Français déboussolés, scandalisés ou ravis de la situation. Les formes littéraires diffèrent, pourtant les deux auteurs ont choisi de confronter dans leurs textes les points de vue de plusieurs personnages, comme si l’action collective appelait forcément le récit choral.
« Restituer le côté chaotique du présent »
Pour Jérémie Lefebvre, il s’agit là d’une façon de « restituer le côté chaotique du présent » : « On se retrouve devant tous ces petits morceaux de destins individuels qui, si on les additionne, font l’histoire. » L’historien François Cusset avait en 2012 publié un roman dont la première partie décrivait une nuit d’émeute dans la capitale, et pour cela il avait carrément utilisé pour la narration un « nous » indéterminé, anonyme :
« Je n’avais pourtant pas l’impression de faire œuvre de précurseur, explique-t-il le jour où on le rencontre, un samedi après-midi près de la Gare de l’Est. Mais au contraire de rejouer une scène rituelle du XIXe siècle. Une partie de la littérature de cette époque-là est en effet obsédée par la révolution comme motif littéraire. Sous deux formes : soit une action directe racontée au présent narratif, c’est le cas de Jules Vallès et c’est ce que j’ai fait. Soit, chez Stendhal ou Flaubert, sous la forme plus fréquente de la nostalgie des années de rébellion ressentie par des gens plus âgés et embourgeoisés. Un motif on ne peut plus actuel »
Alors évidemment, on peut aussi se demander quelle est la place, et le rôle, de la fiction dans un moment insurrectionnel, quand les essais et documents sembleraient plus utiles et plus appropriés. « La fiction, explique Jérémie Lefèbvre, permet de connecter des problématiques générales avec le mystère de l’intimité, de l’individu. On peut toujours théoriser, il y a quelque chose d’irréductiblement obscur dans la sensibilité de chacun. La fiction tient compte de la complexité de l’individu.«
La littérature comme réservoir du réel
Ce que confirme François Cusset, pour qui la littérature n’est pas utile « mais indispensable. Il faut la voir comme un réservoir de scénarios imaginaires et d’hypothèses capables de rouvrir les possibles quand ils semblent fermés. » Denis Lachaud confie en outre se sentir incapable d’écrire un essai : « Ce que je sais faire, explique-t-il, c’est ordonner ma pensée à travers la vie de personnages, qui développent une expérience des choses. » François Cusset, lui, rappelle l’« immense potentiel littéraire » contenu dans les scènes d’émeutes : « Elles sont cosmiques au sens philosophique du terme. Cela relève du vieux fantasme démiurgique du roman total. Et l’émeute est la chose la plus transhistorique, la plus éternelle qui soit. Elle relève de facteurs si fins, si complexes, que ça semble toujours imprévisible. Là réside sa dimension littéraire.«
L’important pour ces romanciers n’est pas de faire référence à un moment particulier de l’Histoire, mais plutôt de créer un événement littéraire plausible. Du coup, l’émeute peut apparaître comme une thématique éternellement littéraire, par sa capacité à faire rêver et à laisser ouverts les possibles.
Sylvie Tanette
Denis Lachaud – Ah ! ça ira… (éd. Actes sud), 432 pages, 21,80 €
Jérémie Lefèbvre – Avril (éd. Buchet-Chastel, collection Qui vive), 136 pages, 13 €
François Cusset – A l’abri du déclin du monde (éd. P.O.L), 352 pages, 19 €
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