Le sémiologue aurait 100 ans cette année. Un album rassemble des inédits et ses lettres à Robbe-Grillet, Butor, Derrida, Guibert… Et Chantal Thomas se souvient de son séminaire. Une plongée dans son intimité qui nous livre les clés d’une œuvre.
A l’occasion du centenaire de Roland Barthes, l’année 2015 est jalonnée de publications, de documentaires et d’une exposition à la BNF. Après la monumentale biographie que Tiphaine Samoyault lui a consacrée en janvier, Eric Marty rassemble en un Album des inédits de Barthes – une sélection de sa correspondance, principalement – et Chantal Thomas, qui fut proche du sémiologue, nous plonge dans l’atmosphère très particulière de son séminaire dans les années 70. Bref, après la distance analytique et brillante de Samoyault (trop jeune pour l’avoir connu), c’est un Barthes intime qui se dévoile, et qui passionne.
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Si l’un des prismes de la biographe était le manque – de son père, manque “incarné” dans les interstices des fragments qui composent l’écriture même de Barthes –, ce manque (absence, abandon, etc.) se retrouve exprimé par Barthes lui-même. Ce volume, qui présente certaines de ses lettres à Robbe-Grillet, Derrida, Butor, Levi-Strauss, Blanchot, Cayrol, Nadeau et d’autres, s’ouvre sur l’idée d’un roman que Barthes abandonnera, et se termine sur les “fiches” de son dernier projet de roman, Vita Nova, qui ne verra jamais le jour, puisque Barthes meurt des suites d’un accident en 1980.
Le roman impossible comme première absence ?
Barthes ou le roman impossible comme première absence ? En janvier 1934, âgé de 19 ans, il écrit à son ami Philippe Rebeyrol : “(…) je ne pense plus du tout à mon roman ; je suis absolument sûr que je ne le continuerai pas ; j’en ai pris la décision”. Le roman en question est un texte inspiré de la vie de Diodore de Sicile, historien grec du Ier siècle avant J.-C. Plus loin, Barthes donne la raison théorique de cet abandon : “Personnellement, si je devais écrire quelque chose, ce quelque chose s’efforcera toujours d’être dans le cadre, dans ‘la tonalité’ de l’Art ; or, le roman est par définition un genre anti-artistique : la forme y est un accessoire du fond, et la psychologie y étouffe nécessairement l’esthétique. Je ne l’en blâme pas d’ailleurs : à chacun son rôle. Pour moi, il me semble que j’ai une certaine conception de l’œuvre d’art en littérature qui s’est encore vue peu confirmée.”
A la fin du volume, c’est dans les lettres qu’il envoie à un autre ami désiré, Hervé Guibert, que se lit une autre absence : celle de l’amant espéré, ou plutôt celle du désir de l’autre. Le 7 décembre 1977, Barthes écrit à Guibert, après une soirée ensemble qu’il a trouvée “exécrable” : “Je t’en ai voulu de te planter à cinq mètres de moi dans ma chambre, et de me planter là au bout de cinq minutes ! Tu m’interrogeais sur mes amis, avec, m’a-t-il semblé, une certaine envie : eh bien, je les définirais ainsi : aucun n’aurait jamais fait cela.”
Parmi les valeurs transmises par Barthes, il y a le désir
Enfin, l’absence qui court en filigrane de toute sa correspondance, c’est celle de Barthes lui-même : rares sont les lettres où il ne s’excuse pas de ne pas être là, de ne pas avoir le temps de voir ses interlocuteurs, de répondre à leurs lettres, de ne pas écrire plus souvent. C’est que Barthes est occupé à être présent ailleurs : dans l’écriture – de ses propres textes – et dans sa parole –, lors de son séminaire. Celui-ci est restitué de l’intérieur par Chantal Thomas dans Pour Roland Barthes, un livre hybride qui rassemble les textes qu’elle a consacrés à son œuvre et ceux qu’elle ajoute sur ce qu’il lui a transmis de fondamental.
Le séminaire, donc, composé d’une petite communauté d’étudiants qui se réunit chaque semaine rue de Tournon pour écouter Barthes : “La diction de Roland Barthes était claire, calme, mélodieuse. Elle ne semblait jamais bousculée par l’urgence d’une chose à dire ni par la frénésie d’un affrontement. Comme le chant, elle rendait audible le silence dont elle se détachait. Ce en quoi la voix de Barthes était davantage propre aux monologues, aux poses réflexives ou rêveuses qu’à la fébrilité du débat où il s’agit de ne jamais laisser inoccupée une seconde de silence.” Quand elle aborde les “valeurs transmises par l’œuvre et la personne de Barthes”, Chantal Thomas dit tout du projet barthésien, et en quoi il reste notre contemporain capital : “Selon l’ambition barthésienne d’un déchiffrement qui dépasserait le livre et s’étendrait au monde qui nous entoure, à la ‘soie de la vie’, elles excèdent le domaine de la littérature et concernent des modes de vivre et de penser. Elles touchent à la fois à une morale sociale, à un comportement par rapport à l’autre et à un idéal de soi. Elles sont multiples, bien sûr ; mais j’en distinguerai quatre, insistantes, dominantes, étroitement intriquées, et qui, toutes, découlent de la passion originelle, absolue, de Roland Barthes pour le langage – le langage, c’est-à-dire nous-mêmes, ce qui nous définit.” Parmi ces valeurs transmises par Barthes, il y a le désir.
Roland Barthes – Album. Inédits, correspondances et varia dirigé par Eric Marty (Seuil), 400 pages, 29 €
Pour Roland Barthes de Chantal Thomas (Seuil), 144 pages, 13 €
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