Dans un essai acéré, “La philosophie ne fait pas le bonheur… et c’est tant mieux”, le chroniqueur au “Monde” Roger-Pol Droit règle quelques comptes avec une tendance lourde de la philosophie mainstream qui promet à ses lecteurs aveuglés la félicité.
L’air du temps veut faire croire que la philosophie change l’existence à condition de la considérer comme un exercice spirituel. A rebours de cette arnaque normative, Roger-Pol Droit défend une conception de la philosophie comme exercice d’inquiétude.
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Si le “bonheur” forme l’horizon absolu et indiscutable de chaque individu, la philosophie semble être devenue son moyen d’accès le plus évident. Plus qu’un outil ou une voie de passage, la philosophie serait le bonheur lui-même, son accomplissement : une fin en soi, la promesse d’une félicité, la fin d’un désarroi qui sans elle se perpétuerait à l’infini. Cette rengaine selon laquelle la philosophie rendrait heureux imprègne l’air du temps, sans qu’on cherche à mettre à distance les présupposés de ce qui a la force ambiguë d’une évidence.
C’est précisément pour démasquer cette idée dominante et s’offusquer des ambivalences qu’elle recèle que l’écrivain et journaliste Roger-Pol Droit prend la plume – piquante, relevée, presque pamphlétaire – dans son dernier livre en forme de règlement de comptes avec une tendance lourde du champ philosophique actuel. Le bonheur à portée de main, vraiment ? Le chroniqueur du Monde s’offusque qu’on puisse considérer que la philosophie soit réduite à la simple et anachronique réactivation de la pensée des sages antiques, c’est-à-dire à un exercice spirituel permettant “la libération de la joie enfouie dans le cœur de chacun”, pour reprendre l’expression de Frédéric Lenoir, l’un des “prêtres” les plus actifs de cette nouvelle évangélisation des masses malheureuses.
le “bonheurogramme plat” des Anciens
Il existe, selon lui, trop d’écarts, de dissemblances, de divergences entre le bonheur des Anciens (Sénèque, Marc-Aurèle, Epicure, Lucrèce…) et le nôtre “pour que cette proximité apparente soit autre chose qu’un leurre”. Le sage des stoïciens ne connaît d’ailleurs même pas le bonheur, rappelle Droit qui ne sacrifie jamais sa droiture. Le sage échappe au malheur, mais aussi au bonheur ; il se soustrait aux deux, se tient ailleurs. L’état heureux qu’atteint le sage évoque plutôt une “situation neutre”. “Le sage se reconnaît à un bonheurogramme plat” : sérénité, l’égalité d’âme, absence de troubles, d’émotions…
Cette éradication des désirs ne correspond pas à ce qui excite les Modernes. Pas moyen, donc, de reprendre les recettes antiques telles quelles, ni même de les adapter. A ce chœur des nouveaux prêtres chez qui Marc-Aurèle ou Epicure nous sauvent du vide de l’existence, Roger-Pol Droit associe une myriade d’auteurs – Michel Onfray, André Comte-Sponville, Robert Misrahi, Luc Ferry, François Vergely… – qu’il met volontairement dans le même sac d’une pseudo-euphorie.
Des promesses infantilisantes
Son réquisitoire en masse a le défaut du manque de nuances dont chaque auteur subit injustement le prix. L’attention à chaque texte aurait permis au moins de différencier entre eux ces prêtres mal défroqués, et d’ajuster plus précisément, avec plus de justice, la critique à chacune de leurs œuvres. Mais, le parti pris de Roger-Pol Droit consiste à assumer cette “simplification”, afin de mieux exprimer une colère : ce sentiment que les vieilles recettes pour rendre les gens heureux sont autant une “offense à la philosophie” qu’une “offense au bonheur”. Comment croire à cette promesse infantilisante : “je vais te dire comment vivre”, t’expliquer par A + B “comment être heureux” ? Comment ne pas déceler dans cette invitation fumeuse une pure “uniformisation des désirs”, un “formatage des pensées”, une “normalisation des existences et de leurs aspirations qui ressemble à une pure et simple anesthésie” ?
Pour l’auteur, ces nouveaux prêtres n’échappent pas à leur statut caché de donneurs de leçons, d’édicteurs de règles, de pourvoyeurs de normes. Comment ne pas comprendre que le bonheur vendu n’est au fond que survendu, sans épaisseur, purement fantasmatique ? Comment se satisfaire même de ce modèle d’un bonheur qui vise surtout à supprimer l’inutile et le négatif dans nos vies ? Tout ce qui est “sans” semble mieux aujourd’hui : une vie sans aspérités, sans heurts, sans passions, sans troubles… Et l’auteur d’ironiser : “Devenus sobres, sains, sveltes, sereins, nous serons heureux”. Qui peut croire en cette fiction ? Nous sommes devenus les esclaves d’une “même représentation de l’existence humaine dégraissée, dépassionnée, défigurée”.
Roger-Pol Droit ne veut croire, de son côté, qu’à une “anarchie radicale de l’existence, qui demeure sans principe ultime et sans autorité pour la soumettre”. La vie, comme telle, est nue, brute et sauvage. “Il n’y a aucun sens à dire que la vie, globalement, puisse être heureuse ou malheureuse ; elle contient tour à tour tous les bonheurs et tous les malheurs possibles et imaginables”. C’est pourquoi il n’entend dans cette homélie à l’euphorie nauséeuse, que la voix d’une normalisation : “Sois soumis, fais ce qu’on te dit, obéis, ne te révolte pas, produis, consomme, ne casse rien, ajoute seulement un filet de philosophie première pression à froid pour que tout tourne rond et continue”.
La félicité en kit
L’auteur ne se contente pourtant pas de prendre acte de l’entreprise de normalisation que constitue la promesse d’un bonheur en kit, d’une joie enkystée ; il en démonte les logiques cachées en rappelant tous les oublis à partir desquels prospère cette tendance lourdingue. “Il n’est ni évident ni certain que tous les humains désirent le bonheur ; il n’est ni évident ni certain que la philosophie permette d’atteindre le bonheur”, insiste l’auteur.
Il distingue quatre types d’oubli fragilisant le chœur des prêtres actuels. D’abord l’histoire : contre la pensée des sages espérant notre bonheur, beaucoup de penseurs n’ont cessé de critiquer à travers les époques ce désir de bonheur, d’en dénoncer le caractère illusoire, voire de préférer le néant, de Sophocle à Cioran, de Schopenhauer à Nietzsche… Tous ont écrit que le bonheur était une arnaque perpétuelle, la face cachée de la raison, son origine obscure, son aveuglement. Kant, lui-même, a montré que la raison avait un champ de validité restreint, et que “le bonheur n’était pas un idéal relevant de sa compétence”.
A cette éviction des différences conceptuelles et historiques qui contribuent à la confusion présente, Roger-Pol Droit ajoute l’oubli du négatif, présent dans le psychisme humain, comme Freud l’a révélé ; mais aussi l’oubli des cultures : le bonheur n’a rien d’universel, la diversité des civilisations éclaire la complexité de cet horizon ; la pensée chinoise s’en désintéresse, soulignait déjà François Jullien.
Quatrième oubli : l’éthique. “Il est possible que le bonheur individuel soit balayé par l’individu lui-même, au nom d’en enjeu qu’il juge plus important.” Constatant que la philosophie classique, jusqu’au XVIIIe et même au XXe siècle, s’intéressait moins au mode de vie, à la transformation de soi, qu’à la connaissance pure et au statut de la vérité, Roger-Pol Droit se demande au fond pourquoi et comment nous sommes passés depuis quelques années d’un désintérêt pour le bonheur individuel à une obsession généralisée de sa quête effrénée.
Le rôle critique de la philosophie
Comment comprendre le retour en grâce du sage, dont les travaux subtils de Pierre Hadot ont ouvert la voie ? Les questions qui nous taraudent aujourd’hui sont : comment passer du bon temps sans souffrir ? Comment éliminer le malheur et le négatif ? Comment flotter dans un présent éternel, où ne subsisterait aucune véritable difficulté pour notre existence ? “Le bien-être a pris le pas sur le bien”, écrit l’auteur, sidéré par ce basculement réflexif et cette imposition d’une philosophie désormais appréhendée comme une manière de vivre et non plus seulement comme une façon de penser.
Au désenchantement croissant envers le politique, au désintérêt massif du public pour la complexité…, les prêtres du bonheur des années 2000 s’ajustent habilement, comme si leur offre répondait à une demande, comme s’ils captaient des parts de marché sur un vaste champ ouvert à leur prose revigorante.
Contre ce jeu de l’offre et de la demande, contre l’idée même de faire l’éloge du bonheur, contre la croyance selon laquelle la philosophie peut aider à l’atteindre, Roger-Pol Droit milite pour un geste philosophique plus risqué et aventureux : celui consistant à associer à la philosophie un “rôle critique”. C’est dans sa capacité à intensifier nos propres élans vitaux, à circonscrire nos ignorances, à questionner nos doutes plutôt qu’à les éradiquer, à “faire proliférer les questions plutôt que les assurances”, que la philosophie définit le mieux son cadre d’action. Compliquer l’existence, c’est heureusement la rendre plus intense.
Contrairement à ce qu’il suggère, il est possible que certains des prêtres visés partagent avec Roger-Pol Droit ce goût pour l’intensification des vies et des idées plutôt que pour la simplification un peu niaise d’un bonheur suspendu au-dessus du réel, par définition décevant. Son fiel contre la philo-bonheur remet au moins à leur place tous ceux qui prospèrent, souvent cyniquement, sur la détresse des temps présents. Que chacun d’entre nous cherche, comme on peut, une forme de bonheur va de soi ; que la lecture de la philosophie puisse en partie y contribuer, aussi ; mais croire que les peines seront absorbées dans la joie des manifestes philosophiques est un triste leurre que tout philosophe averti se doit d’identifier.
Si la philosophie ne fait pas le bonheur, elle peut en procurer des fragments, à l’image de cette vivifiante démonstration de Roger-Pol Droit, d’une lucidité recouvrée, à défaut d’une sérénité aveuglée.
La philosophie ne fait pas le bonheur… et c’est tant mieux de Roger-Pol Droit (Flammarion, 202 p, 19 €)
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