Une fille perturbée, une université gothique, des phénomènes étranges : bienvenue dans “Hangsman”, le deuxième roman de la grande Shirley Jackson, enfin traduit chez nous.
Deux biographies lui ont été consacrées, ainsi qu’un biopic, Shirley, avec Elisabeth Moss (dont on ignore encore la date de sortie en France), et Stephen King ne jure que par elle. Pourtant, Shirley Jackson demeure la romancière américaine la plus mal connue en France. Il aura fallu que La Maison hantée (The Haunting of Hill House, 1959) soit retraduit chez Rivages en 2016 pour enfin la redécouvrir.
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Reine américaine du roman d’horreur – et du renouveau du roman gothique – jusqu’à sa mort en 1965 à seulement 48 ans, Jackson, qui s’est toujours affichée mère de famille (quatre enfants) et femme au foyer, au risque d’être mal vue par les féministes de son temps (Betty Freeman), a fait de l’ordinaire qui part en vrille sa marque de fabrique.
Une scène de vie de famille où le pire attend de surgir.
Dans La Maison hantée (qui a inspiré la très belle série du même nom sur Netflix), les phénomènes paranormaux sont-ils réels, ou les hallucinations sont-elles le symptôme de la psyché perturbée d’Eleanor Vance, tel un retour effrayant du refoulé ?
Hangsaman, publié aux États-Unis huit ans plus tôt, en 1951 (pour la première fois traduit aujourd’hui), semble en être la matrice, mettant déjà en scène un quotidien gangrené par des phénomènes étranges et une héroïne aux troubles de la personnalité certains.
Le livre s’ouvre sur une scène de vie de famille où le pire attend de surgir – et il surgira. Natalie a 17 ans, son père est un écrivain brillant (aimant ou dominateur ?), sa mère une femme au foyer (malmenée ou idiote ?).
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Natalie, écrivaine en herbe, passe la journée à s’échapper en rêve dans une scène de crime, et les phrases du dialogue qu’elle imagine avec “l’inspecteur” font irruption dans le récit de cette journée de façon comique d’abord, puis de plus en plus inquiétante. Le pire surgit donc, et c’est un viol.
La jeune fille va décider de le taire et de l’oublier. Son visage tuméfié, ses parents ne le remarqueront même pas à la table du petit-déjeuner. Sont-ils des monstres d’indifférence ou a-t-elle imaginé ? Le personnage de Natalie est peut-être la matrice de celui d’Eleanor, l’héroïne hantée que Jackson inventera plus tard, victime d’un traumatisme. Et le poltergeist, le retour d’une terreur refoulée…
On pense à Joyce Carol Oates ou Laura Kasischke, qui ont dû la lire.
Plus tard à l’université, Natalie découvre un monde féminin sans cesse menaçant : Jackson n’a pas son pareil pour transformer les lieux les plus banals (une fac, un pavillon de banlieue, une maison de campagne, etc.) en châteaux gothiques exigeant un sacrifice.
Les filles sont leurs propres ennemies et peuvent s’introduire dans votre chambre la nuit pour vous entraîner dans vos pires cauchemars. On pense à Joyce Carol Oates ou Laura Kasischke, qui ont dû la lire. Quand Natalie écrit dans son journal intime à une certaine… Natalie, se dissociant d’elle-même, de sa réalité, on pense surtout au Journal d’Edith de Patricia Highsmith, publié bien après, en 1977.
Highsmith connaissait Jackson – elle a dîné un soir de 1943 chez l’écrivaine et son mari, Stanley Edgar Hyman, alors auteur pour le New Yorker –, et aurait été très impressionnée par Shirley. Highsmith, influencée par ses romans psychologiques ? C’est possible.
La psyché traumatisée d’une victime de viol
On écrit “psychologiques”, car c’est bien cela, avant le gothique ou le fantastique, qui est le plus puissant dans les romans et les nouvelles de Jackson. L’autrice voit très clair dans la psyché humaine, ses aspirations secrètes, sa façon d’interroger ou de refuser d’interroger le réel, la brutalité grégaire des humains et leur façon lâche d’obéir à l’autorité.
Ce sont ces remarques d’une intelligence diabolique, qu’elle prête à Natalie, qui donnent à Hangsaman toute sa dimension littéraire. Puissamment, Jackson fait de la littérature le meilleur des moyens pour comprendre la psyché traumatisée d’une victime de viol, soudain coupée en deux, séparée d’elle et se regardant vivre.
Elle-même paraissait scindée : d’un côté la mère de famille, perfect ho-usewife américaine, de l’autre l’écrivaine prolixe, saluée par la critique et devenue célèbre dès la parution en 1948, dans le New Yorker, de sa nouvelle, La Loterie.
À moins que, douloureusement consciente de l’horreur dont les humains sont capables – au fond, ses nouvelles et ses romans ne sont hantés que par ça : une cruauté tout humaine –, elle n’ait trouvé refuge dans le foyer, même si c’est depuis ce lieu, en apparence protecteur, que le mal va s’exercer. Son mari se mettra à la tromper ouvertement, jusque sous leur toit. Dépressive, Jackson abusera des médicaments et de l’alcool – un mélange qui lui sera fatal.
Hangsaman de Shirley Jackson (Rivages/Noir), traduit de l’anglais (États-Unis) par Fabienne Duvigneau, 281 p., 21€. En librairie le 13 octobre.
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