Dans “Riot Girrrl”, la journaliste Mathilde Carton a enquêté sur la révolution musicale, politique et culturelle qui au début des années 90 a vu surgir des filles rebelles sur la scène très virile de la musique underground américaine. Féministes et militantes, elles allumèrent un feu qui continue à propager son incendie.
Le 27 juin 1991 à Washington D.C., la jeune (22 ans) chanteuse Kathleen Hanna juste avant que ne débute le concert de son groupe Bikini Kill, apostrophe le public : “Les filles à l’avant ! Je ne déconne pas ! Toutes les filles devant ” Et comme sa recommandation n’a aucun effet sur les premiers rangs exclusivement masculins, elle réitère, mi rageuse, mi diplomate : “Soyez cool les mecs pour une fois dans vos vies ! Allez derrière…derrière, là-bas !” Comme l’écrit Mathilde Carton, journaliste et autrice de Riot Grrrl, Revolution Girl Style Now, “ça n’a l’air de rien, mais cette façon de redéfinir la géographie des concerts punk est révolutionnaire.” Une révolution par les filles pour les filles, qui par la grâce du groupe Bikini Kill et de quelques autres (Bratmobile, Sleater-Kinney) eut du mal à trouver sa place entre punk agonisant et grunge vagissant.
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Au terme d’une dizaine d’années de recherches, rencontres, entretiens, plongée dans des archives, dont celles de la Fales Library de l’université de New York, et dans la foulée de l’essai de Manon Labry (Riot Grrrls, Chronique d’une révolution punk féministe, La Découverte, 2016), le constat documenté de Mathilde Carton est sans appel : au début des années 90, les filles n’existent pas sur la scène rock underground américaine, n’ont pas le droit d’exister, pas mieux considérées qu’un Kleenex usagé, traitées de salope, de pute, de gouines, à longueur de chansons couillues.
Backlash
Certes la musique de Bikini Kill n’est pas terrible, les arrangements sont incertains, l’interprétation discutable, bref comme l’écrit Mathilde Carton, fan mais lucide, “le son est malpropre, craché par les amplis cagneux.” Mais les paroles sont là, et pas qu’un peu, comme dans le titre Double Dare Ya : “T’es une grande fille maintenant / T’as aucune raison de ne pas te battre / Tu dois savoir lesquelles elles sont / Comme ça tu peux faire valoir tes droits / Droits, ok ? Tu as des droits.”
Un des atouts majeurs du bel ouvrage de Mathilde Carton, c’est sa contextualisation, en l’espèce la relation de cette veine féministe “radicale” minoritaire avec la politique américaine dominante qui lui est contemporaine. Après les avancées des années 70, on est en plein retour de bâton. “Les chiffres de l’époque donnent le tournis : une femme est battue par son mari ou son partenaire toutes les 15 secondes. Une femme sur quatre subit un viol ou une tentative de viol dans sa vie”, statistiques extraites en 1991 d’un rapport du FBI qui n’est pas vraiment un repaire de gauchistes. Ajoutons qu’alors le droit à l’avortement est déjà battu en brèche et que les militantes féministes sont qualifiées de “feminazie” par les idéologues de l’extrême-droite américaine.
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Insoumission et girl power
C’est dans ce paysage sexiste et hostile (Bikini Kill est ignoré par les majors du marché du disque et boycotté par la presse, y compris musicale, ou caricaturé à souhait) que l’esprit Riot Grrrl a quand même essaimé, entretenu entre autres par des expositions, des fanzines et des flyers-manifestes qui résumaient leur insurrection : “A chaque fois qu’on prend un stylo, un instrument, ou qu’on fait quelque chose, nous créons la révolution, nous SOMMES la révolution.” Mais la révolution, mal maîtrisée par ses actrices, tourne court, des querelles internes minent le mouvement Riot Girrrl, des “rivales”, dont Courtney Love, les tartinent d’insultes ignobles, et en 1997 Bikini Kill disparaît. Rideau sur ce qui fut une sensationnelle affaire de femmes ? Pas vraiment. Les figures furieuses du Riot Grrrls ont ouvert une voie qui sera arpentée et défrichée autrement, des Spice Girls (et nomment leur Girl Power en 1996) à Alanis Morissette ou Beyoncé.
Et demain ? Mathilde Carton se veut optimiste : “L’héritage est le plus fort.” Et de noter que le mouvement Riot Grrrl écrit à la lettre le programme espéré par Hélène Cixous en 1975 dans Le Rire de la Méduse : “La femme doit écrire elle-même : elle doit écrire à propos des femmes et les conduire à écrire. Elles ont été dépossédées de la littérature aussi violemment qu’elles l’ont été de leurs corps.” Comme le dit Mathilde Carton: “Remplacez littérature par musique, et voici la Revolution Girl Style Now !”
Une dernière pour l’avenir, paroles prélevées dans For Tammy Rae des Bikini Kill : “Je sais qu’il fait froid dehors / Mais quand nous sommes ensemble, je n’ai rien à cacher / Accroche-toi à moi, je ne te laisserai jamais tomber / Il ne peut pas pleuvoir sur notre partie de la ville.” Mathilde Carton a raison de conclure sur ces bonnes paroles : “Trente ans plus tard, c’est toujours vrai.”
Mathilde Carton, Riot Grrrl, Revolution Girl Style Now (Le mot et le reste), 250ps, 20 euros.
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