Ecrit en camp, retrouvé récemment, publié par Olivier Rolin, le manuscrit d’une jeune Russe fusillée en 1931, Evguénia Iaroslavskaïa-Markon, est le plus parfait manifeste contre la médiocrité politique et l’émergence des populismes.
Anarchiste, révolutionnaire, voleuse et diseuse de bonne aventure, la Russe Evguénia Iaroslavskaïa-Markon a été incarcérée en camp, puis fusillée en 1931, à l’âge de 29 ans. C’est en captivité qu’elle écrit son autobiographie : un texte aussi fulgurant que le fut sa vie, qui aurait pu rester enseveli sous des tonnes d’archives si Olivier Rolin ne s’était pas rendu aux îles Solovki, – “(…) ce qui fut le premier camp du Goulag. A l’intérieur de ses murailles vénérables, faites de blocs cyclopéens, a commencé d’être mise au point une des grandes machines à tuer des temps modernes” – pour des recherches pour son précédent livre, Le Météorologue, et pour un film.
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Là, Rolin est frappé par le portrait de profil de cette femme farouche, trouvé dans les archives du camp. Plus tard, Irina Fligué, la responsable de l’association Mémorial à Saint-Pétersbourg, qui signe la postface, retrouvera ce manuscrit dans les archives de l’ex-KGB.
La question de la résistance
Il existe déjà une littérature narrant la vie dans les camps de concentration en Russie, ainsi que nombre de témoignages sur l’Union soviétique. Mais le récit de cette toute jeune fille est radicalement différent. Il n’y est pas (ou alors très peu) question de la vie quotidienne dans le camp, mais de la question de la résistance dans un temps où tout un pays, mu par le populisme le plus hypocrite (en réalité, rien n’est fait pour le peuple qui bien souvent crève de faim, quand il n’est pas déporté), a basculé dans l’un des régimes les plus liberticides et assassins de l’histoire.
Même si notre situation est bien sûr très loin du régime que combat la jeune femme, on avouera que ses réflexions trouvent un écho avec notre actualité, entre la montée des populismes, l’élection de Donald Trump, l’ombre du FN qui plane sur la présidentielle, etc. Alors, oui, comment résister ?
Evguénia éprouve dès l’enfance le besoin de quitter sa classe pour se mêler aux ouvriers, à la rue, à la pègre
Née en 1902, dans une famille de la bourgeoisie intellectuelle juive de Petrograd, Evguénia éprouve dès l’enfance le besoin de quitter sa classe pour se mêler aux ouvriers, à la rue, à la pègre. De son père scientifique, elle hérite de l’esprit rationnel et de la curiosité pour tous les modes de vie ; des frères et sœurs de sa mère, “une famille d’intellectuels à tendance révolutionnaire, acteurs des événements de 1905, petits militants politiques, honnêtes à n’en plus pouvoir, à cheval sur les principes jusqu’à la bêtise, engagés jusqu’à la myopie”, la méfiance de tous les fanatismes.
Elle déduit vite que “le régime existant, même le plus progressiste, ne peut en aucun cas être révolutionnaire car il tend à se conserver, et non pas à s’effacer… Pour cette raison, tout parti soutenant l’ordre vainqueur dans tel pays donné (…) n’est plus révolutionnaire, mais conservateur. Ainsi, actuellement, le communisme est-il révolutionnaire dans le monde entier, excepté en URSS (…).”
Un plan révolutionnaire
Dès lors, Evguénia va prendre deux chemins obliques : l’amour et la marge. A 21 ans, elle tombe follement amoureuse du poète Alexandre Iaroslavski, qu’elle épouse aussitôt et avec qui elle va vivre huit ans, avant qu’il ne soit arrêté et déporté. A Moscou, où elle tente de le voir pour lui porter des paquets à la prison où il est incarcéré, elle va refuser de s’installer chez sa tante pour s’initier à la rue, vivre dans des squats avec des voyous et des prostituées, et apprendre à voler.
Ce geste appartient à son plan révolutionnaire : la vraie révolution, selon elle, ne peut advenir que de la pègre et des laissés-pour-compte, car c’est la seule à même de rester révolutionnaire pour toujours. Une belle idée, plus poétique que réaliste, qui mourra en même temps qu’elle, quelques années après son arrestation.
Ce qui bouleverse le plus en lisant Révoltée (titre choisi par Olivier Rolin), c’est à la fois l’immense liberté de cette fille sans peur et sa détermination. On apprendra ainsi l’un des drames de sa vie en quelques phrases vite expédiées. Trois mois après sa rencontre avec son mari, elle tombe sur des rails et aura les deux pieds amputés. Un événement de peu d’importance, semble-t-il, face à l’amour fou et à son désir de révolution.
Manifeste contre la médiocrité
Mais le plus frappant dans ce texte, c’est cette distance que la jeune femme semble entretenir avec bien des choses. Parfois, l’humour est même tellement présent – comme lorsqu’elle distille quelques notes à l’attention des policiers qui liront évidemment son texte –, qu’on se demanderait presque, un très bref instant, s’il ne s’agirait pas d’un écrivain fictif inventé par Olivier Rolin à la manière d’un Volodine.
Mais le véritable enjeu de cette “autobiographie” réside sans doute dans ces quelques lignes, quand Evguénia raconte l’arrestation d’Alexandre au retour de leur voyage à Paris (il a voulu revenir en Russie en sachant qu’il serait fusillé…) : “Je jure de venger Alexandre Iaroslavski – pas seulement l’être aimé, mais le compagnon d’armes, le complice, le ‘camarade d’affaires’ (comme on dit entre nous, dans l’argot de la pègre), et surtout le poète génial abattu par votre médiocrité ! (…) Et je tiendrai ce serment, à condition bien sûr que cette autobiographie ne soit pas vouée à devenir une ‘autonécrologie’…”
Ce fut hélas le cas. Pourtant, si elle n’est pas parvenue à atteindre sa cible, Evguénia Iaroslavskaïa-Markon en aura touché une autre : le lecteur de 2017 qui se débat avec la crainte du retour des fantômes du passé. Manifeste contre la médiocrité des régimes et de leurs exécutants, la lâcheté des bourgeois, la tyrannie contre le peuple mise en place par les populistes dès qu’ils arrivent au pouvoir, Révoltée est le texte le plus salutaire du moment, même près d’un siècle après sa rédaction.
Révoltée (Seuil), traduit du russe par Valéry Kislov, avant-propos d’Olivier Rolin, postface d’Irina Fligué, 176 pages, 16 €
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