A travers son enquête sur l’usage intensif que faisait Hitler des drogues dures, le journaliste Norman Ohler révèle une réalité cachée de l’Allemagne nazie. L’histoire d’“un national-socialisme en gélules” et de son dictateur toxico.
Shooté aux amphètes : il faut imaginer Hitler autrement qu’à travers le filtre de son image raide et dominante, haranguant les foules hypnotisées du bout de son bras menaçant. Il faut aussi l’imaginer autrement qu’à travers l’image d’un dictateur fou incarné par Charlie Chaplin dansant avec le globe terrestre. S’il était tout cela à la fois, effrayant et mythomane, il fut aussi un autre homme, dans le secret des dieux de la médecine : un junkie pur et dur. Se rêvant maître du monde, Hitler fut surtout esclave des drogues.
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On doit cette analyse de la personnalité d’Adolf Hitler à un journaliste allemand, Norman Ohler. Son enquête, L’Extase totale, fut saluée lors de sa publication l’an dernier en Allemagne par des historiens reconnus, comme Ian Kershaw ou Hans Mommsen, car elle permet de “modifier en profondeur notre vision d’ensemble du IIIe Reich”.
Un “national-socialisme en gélules”
C’est en plongeant au cœur des documents laissés par le médecin personnel d’Hitler, Theo Morell, que Norman Ohler a découvert le “pot aux doses”. Sur son agenda, il était inscrit que le “Patient A” prenait chaque jour des “inj”. A partir de là, le journaliste a déplié son enquête pour dévoiler, au-delà même du cas Hitler, l’histoire des liaisons dangereuses entre l’Allemagne nazie et les drogues dures. Au point de parler d’un “national-socialisme en gélules”.
Ce que le livre révèle d’abord, c’est que dès les années 1920, l’Allemagne raffole des drogues (opium, cocaïne…). Comme en témoigne le roman Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin (1929), Berlin est la ville de toutes les débauches.
Une drogue en particulier se répand dans la société : la Pervitine, dont Ohler note qu’elle a le statut “d’amphète nationale”. Disponible dans les pharmacies dès 1938, la Pervitine, plus tard rebaptisée “crystal meth”, rend euphorique, chasse le sommeil, éloigne les peurs, mais rend vite fou et dépendant (c’est la même drogue que fabrique le héros de la série Breaking Bad).
“La vague d’autoguérison nationale qui submergent le peuple allemand”
La Pervitine s’accorde à l’esprit d’un peuple revigoré qui a le sentiment que l’Allemagne sort enfin de sa dépression post-1918. Ce poison magique “permet à l’individu de prendre part à l’enthousiasme collectif et à la vague d’autoguérison nationale qui submergent le peuple allemand”.
En plus d’être shootées aux délires antisémites de leur chef, les foules s’excitent elles-mêmes. Aveuglement, hypnose, exaltation : le régime nazi joue sur tous les tableaux, politiques et artificiels, pour asseoir son autorité sur le peuple – un peuple drogué à plein, dans tous les sens du mot. Comme coupé de la réalité, désaxé dans le monde civilisé.
La Pervitine crée un sentiment d’invincibilité
Outre cette sorte d’ensorcellement, cette drogue produit un effet mécanique sur les soldats eux-mêmes. Car la Pervitine crée un sentiment d’invincibilité. Après un test concluant en 1939 lors de l’invasion de la Pologne, l’armée allemande commande 35 millions de comprimés afin de les distribuer à ses soldats avant d’envahir la France en mai 1940.
Le général Rommel, vainqueur de la Blitzkrieg, raconte alors avoir consommé de la Pervitine comme si c’était son “pain quotidien”. Idéale sur les champs de bataille, elle permet aux marches nocturnes de ne jamais s’arrêter. Les divisions blindées allemandes peuvent parader : elles en ont plein le nez.
Mais là où l’enquête de Norman Ohler atteint son sommet, c’est lorsqu’elle s’attarde sur la relation passionnelle, quasi faustienne, entre Hitler et le docteur Morell, qualifié par Goebbels de “maître seringueur du Reich”. C’est lui le héros pervers de ce récit qui dévoile le théâtre d’ombres maladif du nazisme. Soignant d’abord les troubles intestinaux d’Hitler, Morell le transforme en sorte de Mister Hyde, monstre junkie dont chaque geste reste conditionné à la prise d’une grosse dose.
“Ce qu’on appellerait aujourd’hui un ‘speedball’”
Synthèse entre la cocaïne et l’héroïne, l’eucodal est son vrai poison ; au point que William S. Burroughs, expert devant l’éternel des drogués, écrit dans Le Festin nu : “Il faut être Allemand pour inventer une saloperie aussi démoniaque” ! Hitler va jusqu’à se faire des mélanges d’eucodal et de cocaïne : “Le cocktail qui coule dans les veines de Hitler se transforme au fil des semaines en ce qu’on appellerait aujourd’hui un ‘speedball’, note Ohler. “C’est un athlète dopé qui ne peut plus s’arrêter, qui fonce sans se retourner – jusqu’à l’effondrement inévitable.”
Les drogues le maintiennent dans un “délire permanent”. Outre d’avoir théorisé, du fond de sa démence fasciste, la “solution finale”, Hitler s’invente pour lui-même, du fond de sa souffrance psychique, sa propre solution finale : la fuite dans les drogues, son “very bad trip” à lui.
Pour autant, Norman Ohler a la lucidité suffisante pour ne pas se laisser griser par son sujet. Il serait absurde de relire l’histoire du nazisme à l’aune de ce seul biais. La réalité complexe des camps ne peut en rien s’adosser au seul vertige d’un chef toxicomane, dépendant de ses paradis artificiels autant que de l’enfer réel de son projet totalitaire.
Les drogues furent l’un des instruments pervers de sa furie idéologique
“Les objectifs et les mobiles de ce délire idéologique n’ont évidemment pas été engendrés par les drogues ; ils avaient été déterminés bien avant”, souligne Ohler. Mais on ne peut pas négliger non plus l’idée selon laquelle les drogues furent l’un des instruments pervers de sa furie idéologique, ne serait-ce que dans le sentiment de toute-puissance qu’elles conféraient aux décisions. L’addiction d’Hitler “a contribué à ce qu’il n’ait même jamais pensé à infléchir sa conduite durant la phase finale de la guerre”.
L’usage du Captagon, drogue dérivée de l’amphétamine, par les jihadistes de l’Etat islamique rappelle aujourd’hui combien les égarements totalitaires s’appuient, sans suffire à définir leur nature, sur la puissance hallucinatoire des drogues. Dans son enquête stupéfiante, Norman Ohler révèle ainsi combien le IIIe Reich, agité par une double pulsion de mort, reste la matrice de cette manière de nouer extermination de masse et extase totale.
L’Extase totale – Le IIIe Reich, les Allemands et la drogue de Norman Ohler, traduit de l’allemand par Vincent Platini (La Découverte), 250 pages, 21 €
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