Gouverner, c’est prévoir. Des oracles de l’Antiquité aux think tanks modernes, les dirigeants ont toujours fait appel à des spécialistes censés les éclairer sur l’avenir. Ariel Colonomos, directeur de recherches au CNRS (Ceri), s’interroge sur les pouvoirs et les limites de cet exercice de divination.
L’art de gouverner impose la connaissance du futur. Tous les Etats, les leaders politiques et économiques font appel à ces experts de l’avenir, aux profils divers. Ariel Colonomos, directeur de recherches au CNRS (Ceri), s’est penché sur les transformations de cet exercice de divination, qui passe des oracles des cités grecques aux agences de notations financières, et bientôt par les “marchés prédictifs”. En éclairant l’utilité et les effets contrastés de ces discours prophétiques dans l’espace de la décision politique, l’auteur s’interroge sur la valeur prédictive des sciences sociales, entre magie et rationalité.
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Raconter et imaginer le futur : est-ce un geste anthropologiquement inscrit dans nos pratiques sociales depuis l’Antiquité ? Ou est-ce un geste propre à notre époque contemporaine ?
Ariel Colonomos – Dès lors qu’il y a décision, que ce soit dans une cité antique ou un Etat, une personne ou une institution dont le rôle est de produire une anticipation est là pour donner un sens à la parole du prince. Les oracles grecs avaient leurs codes, des manifestations naturelles ou des rêves qui annonçaient des sorts funestes ou glorieux; nous avons nos propres indicateurs, que ce soit les classements du risque politique ou les notations financières. Les statuts de la connaissance sont différents, mais, au-delà, il y a toujours un rapport, souvent sur des modes récurrents, entre celui qui est censé savoir et prévoir l’avenir, et celui qui est censé agir et a besoin de connaître l’avenir ou tout simplement de se prévaloir de cette connaissance.
Pourquoi se pencher sur cette question ? Qu’est-ce qui, au fond, a guidé votre recherche : une manière d’interroger votre statut de politologue, confronté aux mystères des actions politiques ? Une tentative d’en critiquer les prétentions prophétiques ? Ou au contraire une envie de saluer le courage et la vertu d’un acte visionnaire, aux effets concrets ?
J’étais de plus en plus intrigué par la tendance le plus souvent inavouée des sciences sociales à produire du futur. La plupart des travaux qui portent sur des sujets contemporains comportent une part d’anticipation, sans compter toutes les interventions dans les médias. J’ai voulu comprendre à quoi ce discours servait et quels en étaient les effets. Ce qui est critiquable, ce n’est pas tant les modes de savoir. Intellectuellement, ils sont plus ou moins sérieux et honnêtes. Mais c’est davantage la relation entre les instances de pouvoir et les formes de savoir dont nous sommes tous responsables. Pourquoi délibérément se contenter de visions médiocres pour cautionner des décisions tout aussi peu audacieuses ? Si réforme il y a, elle doit venir des différents protagonistes de ce jeu pour en changer les règles de leurs rapports.
Imaginer le futur : est-ce une pratique censée servir ou subvertir le pouvoir politique ?
Les deux. Le pouvoir a peur des illuminés quand bien même l’histoire leur donnerait raison, car il est important à ses yeux que la parole du futur soit elle-même prévisible. Il faut comprendre cet équilibre entre une connaissance définie par l’incertitude et une action confrontée à l’opacité du réel. Plus il est difficile d’anticiper le futur et plus les demandes de futur sont pressantes. J’ai voulu comprendre où mène cet équilibre paradoxal, en l’occurrence si cette demande de futur nous entraîne vers l’accélération des décisions et de leurs effets, une idée que l’on entend souvent (les experts se trompent et contribuent à faire advenir des faillites économiques indues). Mon travail mène à une conclusion différente : le futur imaginé conduit souvent à stabiliser le monde, il rassure et maintient les statu quo.
Comment les politiques instrumentalisent-ils les oracles ?
Ils font ce qu’ils peuvent, c’est-à-dire qu’ils encouragent des savants ou des think tanks à travailler sur les sujets qui sont à leurs yeux importants. Donc, oui, les politiques orientent les savoirs anticipatoires. Ils créent ainsi du conformisme aux effets regrettables. Des milliers de savants et d’experts ont passé leur temps à disserter sur la force pérenne de l’Union soviétique. Plus proches de nous, qui a résisté à la demande des scénarios de l’attaque israélienne ou américaine contre l’Iran ? En se concentrant sur ces “points focaux”, on s’empêche d’être ouvert sur le futur et on est d’autant plus surpris lorsqu’un changement intervient (chute du mur de Berlin, 11 Septembre, révolutions arabes…).
Qu’est-ce qui a évolué à travers l’histoire dans cette pulsion de prédiction ?
A priori, c’est le passage de la pensée magique à la rationalisation bureaucratique. Mais cette frontière est moins étanche qu’on ne le croit : on trouve aujourd’hui de la superstition ou tout du moins des croyances non avérées dans certains modes de production du futur (la foi dans la science qui mènerait pour les transhumanistes au rallongement de la vie et à terme à l’immortalité) et on trouvait hier une vision rationnelle de l’anticipation (Cicéron avait compris qu’il fallait à tout prix rassurer le peuple en produisant des divinations marquées par une grande stabilité).
La connaissance du futur semble un élément-clé de l’art de gouverner. En quoi ? N’est-ce pas un faux-semblant qui ne rend dupe personne, pas même les citoyens, un peu lassés des promesses jamais tenues, des scénarios flous ?
Pas vraiment, puisque nous avons cru que l’Union soviétique aurait la peau dure, que les marchés émergents en 1997 poursuivraient leur croissance ou que le monde arabe serait en 1990 destiné à se démocratiser tandis que jusqu’à il y a quelques années, on nous disait sans que cela ne suscite trop de scepticisme que les autoritarismes se renforçaient… Alors même qu’il faudrait introduire de la diversité, les démocraties qui sont aussi des sociétés de la connaissance tendent vers le consensus, tout particulièrement dans ce domaine. Elles s’aveuglent elles-mêmes : le rapport au futur est ambivalent, comme si on évitait de trop savoir alors même que l’on déploie tant de moyens pour y arriver.
Anticiper, est-ce le geste d’un savant, fondé sur une expertise articulée à un sens de la prédiction, ou est-ce plutôt le geste d’un charlatan, qui voudrait faire passer des vessies pour des lanternes, qui récuse naïvement ou cyniquement le principe d’incertitude ?
Il existe un réel débat sur la valeur prédictive des sciences sociales. Peu de personnes diraient qu’elles voient toujours juste. En revanche, on peut parfois poser des scénarios. Quoi qu’il en soit, la demande sociale est telle que les divers spécialistes de sciences sociales ne se soustraient pas à l’exercice. Il faut le remarquer : en avançant groupés, savants, experts ou techniciens de la finance font preuve de peu d’audace. Rares sont les prophètes isolés. Ils le sont d’autant plus que même lorsqu’ils existent, ils sont peu écoutés. La figure du fou et du charlatan est, à mon sens, davantage un fantasme qu’une réalité. En effet, pourquoi ne pas traiter de charlatans tous les sociologues dont les méthodes sont décevantes, douteuses ou aberrantes ?
Comment se structure le marché des oracles aujourd’hui ? Quels profils peut-on faire de ces savants ? En quoi s’est-il autonomisé comme un champ propre, parallèle, en dialogue ou en conflit avec l’espace du pouvoir ?
On trouve plusieurs types de figures. Les premiers, appelons-les des modérés, font des scénarios principalement qualitatifs basés sur des interprétations du devenir des guerres, des révolutions, des faillites des Etats… Ces spécialistes de pays lointains et mystérieux alimentent l’espace public du futur. Les seconds sont en mesure de penser le futur indépendamment de son contexte, leur spécialisation ne tient pas dans l’objet dont on veut connaître le futur (un pays par exemple) mais dans la méthode. Ils fournissent des algorithmes, le plus souvent fondent leur raisonnement sur les théories du choix rationnel. Les troisièmes sont les citoyens et les consommateurs qui participent à une activité dont la légitimité et la légalité sont contestées, en l’occurrence des paris en ligne appelés “marchés prédictifs”. Ce sont des cotations de la réalisation d’un événement. Par exemple : “D’ici la fin de l’année, Hafez El-Assad aura-t-il été destitué?” Les premiers sont les plus visibles, les plus liés à un pouvoir d’Etat et les plus conformistes ; les seconds sont parfois utilisés par l’Etat ; les troisièmes sont davantage une manifestation sociale qui peut déranger l’Etat mais dont les Etats-Unis, par exemple, veulent tirer profit. Ainsi, le Pentagone avait voulu lancer un marché prédictif destiné à anticiper les attentats terroristes, ces expériences continuent.
Y a-t-il des exemples récents d’oracles avisés ? D’oracles trompeurs, à l’inverse ?
Pour répondre à une telle question, encore faut-il des critères de la qualité des anticipations. La distinction entre le vrai et le faux ici ne tient pas. J’essaie dans ce livre de voir comment juger les paroles de futur ; un des critères à la fois moral et épistémique (les deux sont liés), est la véracité. Il faut également penser la responsabilité de celui qui pourrait dire ce qu’il pense et par là contribue à faire advenir ce qu’il craint (la situation financière d’un Etat est très mauvaise, celui-ci fait ensuite défaut à sa dette) ou de celui qui ne dit pas exactement ce qu’il pense et par là fait advenir ce qu’il préfère, comme un médecin qui donnerait à son patient un diagnostic très optimiste et par là même contribuerait à le maintenir en vie.
Ariel Colonomos, La Politique des oracles, raconter le futur aujourd’hui (Albin Michel, Bibliothèque des idées, 290 pages, 24 €)
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