Avec plusieurs années de recul, Anna Wiener et Samuel Laurent portent, de part et d’autre de l’Atlantique, un regard critique sur l’évolution des réseaux sociaux. Et racontent chacun·e à leur manière les mécaniques d’une désillusion radicale, derrière et devant les écrans.
Au milieu des années 2010, une start-up californienne spécialisée dans l’analyse de données lance un nouveau service. Il permet à ses client·es de mesurer la fréquence de l’engagement de leurs utilisateur·trices en temps réel. Son nom, “Addiction”, agace Anna Wiener au plus haut point. Cette New-Yorkaise de 25 ans, employée par la start-up (dont l’anonymat est préservé), a rejoint la Silicon Valley avec des rêves de révolution numérique.
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On croit alors, dans la foulée des Printemps arabes, que le web 2.0 va faire tomber toutes les dictatures, construire des communautés et abolir les frontières. Mais elle-même se sent de plus en plus dépendante aux applis et juge peu déontologique de prendre à la légère cette névrose générationnelle. La réplique pleine de cynisme de son boss, à qui elle confie ses réserves, en dit long : “Nous appelons bien nos clients des users” (le mot anglais peut signifier autant “utilisateur·trices” que “drogué·es”). Dès lors, Anna Wiener prend du recul.
Comme un boomerang
Dans L’Etrange Vallée (Globe), récit de ses trois années passées au cœur de l’industrie de la tech aux Etats-Unis, elle raconte de l’intérieur comment ces jeunes entrepreneurs aux ambitions disruptives ont fini par créer un monstre qui leur a totalement échappé. Au départ, l’autrice – qui écrit désormais pour le New Yorker, et que l’essayiste Rebecca Solnit qualifie de “Joan Didion de la Silicon Valley” – adhère naïvement au mythe californien : “Nous étions à l’orée d’un avenir radieux, et nous comptions parmi les forces vives qui le construisaient.”
Mais rapidement, face à l’indigence de cette nouvelle classe entrepreneuriale – qu’elle décrit avec une rigueur quasi sociologique –, au culte qu’elle voue à l’efficacité et à son stoïcisme devant les révélations du lanceur d’alerte Edward Snowden, elle déchante.
Les geeks de San Francisco n’ont aucun scrupule à vendre des données personnelles à l’insu des internautes et à les rendre accros à l’indignation sur les réseaux sociaux
Emportés par l’ivresse du succès, les geeks de San Francisco n’ont aucun scrupule à vendre des données personnelles à l’insu des internautes et à les rendre accros à l’indignation sur les réseaux sociaux – où le clash est immédiatement récompensé, au contraire de la nuance. Quelques années plus tard, cette addiction leur revient comme un boomerang (jusqu’à l’élection de Trump, qui a très bien compris les ressorts de Twitter), alors qu’ils voient enfler les campagnes de harcèlement, le revenge porn et la désinformation. “Internet était un cri collectif, un déversoir permettant à chacun de prouver son importance”, affirme Anna Wiener, inquiète de constater “qu’une génération entière avait construit son identité politique sur le net, en s’inspirant directement du ton des forums de discussion”.
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Twitter, un gigantesque ring de boxe
Samuel Laurent, l’ex-chef des “Décodeurs” du Monde (un service de fact checking lancé en 2010), a connu la même redescente de trip. Dans J’ai vu naître le monstre (Les Arènes), il livre un témoignage brut et parfois glaçant sur l’évolution de Twitter depuis une décennie. Dès 2008, date à laquelle il s’y inscrit à 28 ans, la dopamine fonctionne à plein chez lui, comme chez toute une génération de journalistes qui se vivent comme les “gardiens de la révolution numérique” (l’auteur admet avoir lui aussi été grisé de faire partie de cette avant-garde).
En 2013, à l’apogée de son addiction au crack du retweet et de “l’influence”, il publiait cinquante messages par jour en moyenne. A ses yeux pourtant, le réseau social du début, irrévérencieux et rigolard, est progressivement devenu un enfer. Investie par les militant·es politiques depuis 2012, l’agora s’est transformée en un gigantesque ring de boxe (avec 4,26 millions d’utilisateur·trices quotidien·nes de Twitter en France) qui ne tolère qu’un registre : l’indignation permanente et la diabolisation des opinions contraires.
Après avoir essuyé plusieurs vagues de cyberharcèlement et frôlé le burn out, Samuel Laurent a jeté l’éponge en 2019, arrêté la vérification des faits et pris ses distances avec Twitter
En première ligne dans la lutte contre l’intox, Samuel Laurent a failli y laisser sa santé. Après avoir essuyé plusieurs vagues de cyberharcèlement et frôlé le burn out, il a jeté l’éponge en 2019, arrêté la vérification des faits et pris ses distances avec Twitter, qu’il n’utilise plus que pour s’informer et pour promouvoir des articles. Bien qu’ils aient été écrits des deux côtés de l’Atlantique, et sous deux angles différents – derrière et devant nos écrans –, les livres d’Anna Wiener et de Samuel Laurent se répondent. Ils témoignent des désillusions radicales des enfants du web social, qui pensaient “disrupter” pour mieux régner.
L’Etrange Vallée d’Anna Wiener (Globe), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nathalie Peronny, 320 p., 22 €
J’ai vu naître le monstre – Twitter va-t-il tuer la #démocratie ? de Samuel Laurent (Les Arènes), 233 p., 19 €
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