Dans un essai lucide sur l’usure des diplomaties dominantes dans notre monde globalisé, “Le Temps des humiliés”, le politologue Bertrand Badie invite à repenser un ordre international beaucoup plus ouvert aux principes du multilatéralisme et à la reconnaissance des aspirations sociales et culturelles.
Si l’humiliation traverse, comme un trait intangible, l’histoire des relations internationales (les revanchismes dans l’entre-deux-guerres, la décolonisation mal maîtrisée…), elle semble n’avoir jamais été aussi décisive qu’aujourd’hui dans le jeu géopolitique mondialisé, souvent chaotique. “Cerner cette pathologie dans sa version contemporaine à travers les principaux facteurs qui la fondent, la pérennisent et donnent à notre système international présent une capacité humiliatrice hors pair”, c’est à quoi invite le politologue Bertrand Badie dans son dernier essai, Le Temps des humiliés, pathologie des relations internationales.
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Avec Badie, analyste subtil et lucide du système diplomatique, s’impose le constat que le système international génère de l’humiliation. “S’il est absurde de dire que l’humiliation est devenue la cause ou le facteur principal des nouveaux conflits, il apparaît ainsi qu’elle alimente prioritairement les mécanismes qui tendent à les banaliser”, écrit Badie. Cette humiliation, souvent liée aux “échecs subis dans la quête d’un statut”, prend diverses formes, parfaitement identifiées dans le livre : “l’humiliation par rabaissement, par déni d’égalité, par relégation ou par stigmatisation”.
Dérèglement international
Aujourd’hui le système international en est malade ; quels qu’en soient les modes opératoires, les zones géographiques, les pays impliqués, les origines factuelles ou symboliques…, l’humiliation irrigue ce système et suscite des réactions “qui le conduisent aux blocages les plus désespérants”. Le propre de notre époque est de permettre aux cercles vicieux de l’humiliation de se déployer sans que la diplomatie ne puisse en neutraliser les effets délétères.
Bertrand Badie rappelle combien, dans “le contexte actuel d’altérophobie”, l’humiliation “ne cesse de renaître sous l’effet des erreurs qu’elle inspire”. Les mouvements sociaux, de toute nature, et sous toutes les latitudes, les diplomaties contestataires et déviantes, les nouveaux conflits dont la violence et la cruauté ne se démentent pas au fil des années… forment l’indice d’un dérèglement international évident.
“L’humiliation, à mesure qu’elle se banalise dans le jeu international, vient à en bousculer les règles, à créer de nouveaux dangers, à susciter de nouvelles dysfonctions souvent difficiles à surmonter.” Or, estime l’auteur, “la maîtrise de l’amour-propre en relations internationales” devrait être “l’antichambre de la vraie modernité”. Une modernité qui induit la connaissance de l’autre, une juste place donnée à la culture, le droit à l’inclusion, entre autres. Le tableau plutôt sombre que l’auteur dresse du système international invite, en creux, à en repenser les règles, à redéfinir ses lignes, dans un souci d’ouverture aux peuples humiliés et de pacification interétatique. Badie voit se profiler, “pour les puissants d’hier, l’option d’une nouvelle politique étrangère, qui pour être performante, devrait accomplir au moins trois transformations”.
Elle devrait s’imposer d’abord comme “politique d’altérité”, sachant que la meilleure façon de servir l’intérêt national consiste à repenser celui-ci “dans un rapport à l’autre, non plus conçu comme éternel rival qu’il convient de surclasser ou occasionnel vassal qu’il importe de régenter, mais partenaire qui sera d’autant plus fonctionnel qu’on saura le tenir dans un statut d’égalité, lui parler, l’admettre, l’inclure, ne pas en faire le réceptacle naturel de toutes les méfiances”.
“Un multilatéralisme régénéré”
Second changement nécessaire : la politique étrangère doit être “sociale” et prendre en compte les nouvelles réalités complexes qui vont bien au-delà des seules délibérations stratégiques. “Le monde n’est plus le résultat d’un jeu de club entre monstres froids, mais bien plus un enchevêtrement de faits de société qu’on ne peut plus réduire au bad guy ni au tireur de ficelles”. Enfin, cette politique “ne peut vivre qu’émancipée des chimères westphaliennes et des mirages d’une puissance trop vieillie pour être efficace et séduisante : elle ne peut se récupérer qu’à travers un multilatéralisme repensée et régénéré”.
Ce cadre dont on espère l’avènement devrait concerner tous les acteurs diplomatiques, notamment dans la manière dont ils pensent l’usage de la force. Car cet usage, pensé en dehors d’un encadrement politique et surtout social, est aujourd’hui contre-productif, comme le soulignaient déjà Aminata Traoré et Boubacar Boris Diop dans leur livre récent La Gloire des imposteurs (Philippe Rey).
Si la solution idéale n’existe évidemment pas, que ce soit au Mali, en Centrafrique, en Crimée ou en Syrie, nous avons pourtant, souligne Badie, “choisi de construire un multilatéralisme qui est paralysé par des logiques de puissance, par l’égoïsme des grandes nations qui ont pour réflexe de se définir d’abord individuellement avant de se définir collectivement face aux conflits.” Le temps des humiliés, n’a comme contre-horizon à venir que la réinvention d’un nouveau multilatéralisme, sinon d’un nouveau cosmopolitisme.
Le Temps des humiliés, pathologie des relations internationales de Bertrand Badie (Odile Jacob, 250 p., 25 euros)
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