Alors que le légendaire magazine New Yorker fête ses 93 ans, nous avons rencontré Janet Groth à Manhattan pour son livre, La Réceptionniste du New Yorker, restitution vibrante de cette rédaction pas comme les autres, des années 1950 jusqu’à l’orée des années 1980. Retour avec elle sur une aventure médiatique mythique.
Quand le tout premier numéro du “New Yorker” sort le 17 février 1925 (daté du 21), ses fondateurs, Harold Ross et sa femme Jane Grant, ont pris soin d’annoncer leur ligne éditoriale dès la première page : leur magazine “n’est pas publié pour la vieille dame de Dubuque dans l’Iowa”. Près d’un siècle plus tard, alors que cette vieille dame de Dubuque repose en paix depuis très longtemps, le numéro anniversaire sorti ces jours-ci prouve que le New Yorker est resté un symbole inégalable de sophistication, de culture et de curiosité.
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Au programme : un texte-fleuve de l’une de ses plumes stars, David Grann*, sur un homme traversant l’Antarctique à pied sur la trace de ses explorateurs favoris ; un article sur le déclin de la violence par Adam Gopnik ; un autre sur le bicentenaire du Frankenstein de Mary Shelley ; un autre encore sur le sexe dans les campus, et une fiction de Rachel Kushner…
Presque pas de photos, mais des illustrations comiques iconiques
Le New Yorker reste aussi l’un des (très) rares magazines à publier des textes extrêmement longs (exemple fameux : l’article de John Hersey sur les survivants de Hiroshima avait rempli tout le magazine le 31 août 1946), de fiction, de narrative non-fiction (le De sang-froid de Truman Capote) ou de reportage (Grandes plaines de Ian Frazier ).
Presque pas de photos, mais des illustrations comiques devenues tellement iconiques qu’elles se déclinent aujourd’hui en produits dérivés – sous-verres, puzzles ou posters. Et une flopée de livres-mémoires écrits par les plumes du journal, de Renata Adler à Lillian Ross, qui racontent la vie de cette rédaction pas comme les autres.
Janet Groth est entrée au New Yorker à l’âge de 20 ans, en 1957, et y restera jusqu’en 1978
“Parce que le New Yorker est un matériau formidable !”, nous confie Janet Groth, qui ne fut pourtant pas un des auteurs du titre, mais sa réceptionniste pendant plus de vingt ans, et qui publie ces jours-ci chez nous, hasard des calendriers, l’un des textes les plus vivants jamais écrits sur une rédaction. Janet Groth est entrée au New Yorker à l’âge de 20 ans, en 1957, et y restera jusqu’en 1978. Le directeur du magazine, qui a succédé au mythique Ross en 1951, est alors William Shawn.
“Si Harold Ross était une sorte de showman, Shawn était très timide, avait plein de phobies, comme ne pas pouvoir prendre l’ascenseur tout seul, exigeait que toute le monde l’appelle ‘M. Shawn’ et faisait régner une atmosphère de très grande civilité dans la rédaction”, raconte Janet Groth.
Un récit d’initiation rafraîchissant et cruel
Un monde “civilisé” à la Mad Men, où les martini dry coulent à flots, où les intrigues se font et se défont – “M. Shawn avait en fait deux femmes : son épouse et Lillian Ross, qui écrivait au journal” –, où les hommes ont le pouvoir et où les jolies filles blondes et pulpeuses, jeunes et jolies comme Janet, finissent au mieux secrétaires. La Réceptionniste du New Yorker, sous-titré “An Education” en VO, se double aussi d’un récit d’initiation aussi rafraîchissant que souvent cruel : celui d’une jeune femme qui se rêvait écrivain dans un monde (de la presse) où les auteures femmes étaient rares, une microsociété encore très patriarcale.
William Shawn. © Photo extraite de From Reporting Always by Lillian Ross/Scribner
“Je dirais plutôt ‘paternaliste”, précise Janet Groth, assise sur le long divan rouge de son petit studio de l’Upper East Side, à deux blocs de la Frick Collection et de Central Park. “Il était évident que si vous étiez un homme, vous aviez plus de chances d’être engagé dans le staff des fast-checkers ou des écrivains. Alors que si vous étiez une femme, on vous envoyait directement au pool des dactylos. Et puis vous étiez considérée par tous ces messieurs comme une proie idéale. Non pas pour être prise sauvagement contre le mur, mais au moins pour être draguée et, si possible, ramenée dans leurs lits.”
A 81 ans, Janet Groth a encore le petit nez en trompette et les lèvres charnues d’une Kim Novak qui aurait accepté de vieillir, le visage mutin surmonté du chignon blond d’une Doris Day. Sa vie au New Yorker basculera aussi en pleine libération sexuelle : beaucoup d’amants mais autant de désillusions. “J’ai beaucoup appris des gens avec qui je travaillais, de ces mad men de l’écriture au New Yorker, et à travers eux j’ai beaucoup appris de moi, des relations entre les sexes, et ce qu’il pouvait y avoir de sombre. Bien sûr qu’ils me draguaient. Mais ce qui arrivait après dépendait beaucoup de si vous aviez fait Harvard, si vous veniez de la côte Est, si votre famille avait de l’argent. Moi, je venais du fin fond du Minnesota…”
Joseph Mitchell, le reporter le plus admiré
La Réceptionniste du New Yorker commence comme une galerie de portraits, parce que cette rédaction regorgeait de personnages excentriques. “J’aime à penser que le New Yorker était un endroit qui acceptait les comportements et les styles vestimentaires les plus étranges, un refuge pour les ‘êtres inaptes par nature à tout emploi’ (…)”, écrit-elle. Joseph Mitchell par exemple, “le reporter le plus admiré de toute l’histoire du magazine”, connu pour ses reportages dans les milieux défavorisés ou les bas-fonds de New York, qui y passa plus de trente ans, de 1964 à sa mort en 1996, à ne rien publier. Il emmenait souvent déjeuner Janet, avec qui il pouvait parler de James Joyce. Il buvait énormément, parce que c’était l’époque où l’on buvait et fumait énormément. Il arrivait qu’il se pointe chez la jeune femme au milieu de la nuit, passe des heures à sa porte complètement ivre, qu’elle se lasse, puis qu’il prenne ses distances et disparaisse de sa vie.
des très grandes plumes du New Yorker, Joseph Mitchell. © Janet Groth
Muriel Spark, qui publia en feuilleton The Prime of Miss Jean Brodie, le roman qui allait la rendre riche et célèbre, dans le New Yorker, reprit le bureau en angle très convoité d’A. J. Liebling, le fit repeindre en bleu, le décora d’un divan, de tapis, coussins et peinture à l’huile. Janet deviendra son assistante personnelle et délivre le portrait d’une femme flamboyante, généreuse, attentionnée.
“Pour l’amour du ciel, ce n’est pas un biscuit. C’est un Biscrok ! Vous vous prenez pour Henry James ?”
Plume du New Yorker au temps de Harold Ross, la grande Dorothy Parker y traînait encore ses guêtres de temps en temps quand Janet y travaillait. “Elle buvait trop, n’était pas heureuse, maltraitait son corps, et s’était autoflagellée avec des boyfriends gays, son amour non réciproque pour Benchley…” Un soir, elle la croise dans un cocktail : “Les conversations allaient bon train autour de nous mais Mme Parker dodelinait du chef – qu’elle avait plutôt petit et surmonté de cheveux crantés –, son menton retombant sur le col en dentelle blanche de sa robe noire. Elle semblait s’être assoupie. J’appris que le caniche impassible au pelage moucheté se prénommait Cliché.
Remarquant un paquet de gâteaux pour chiens sur la table basse, je proposai : ‘Tu veux un biscuit, Cliché ?’ Mme Parker leva aussi sec la tête et, les yeux humides, me fusilla du regard. Elle m’aboya au visage (mais je suis certaine qu’on l’entendit à l’autre bout de la pièce) : “Pour l’amour du ciel, ce n’est pas un biscuit. C’est un Biscrok ! Vous vous prenez pour Henry James ?”
“La tenue, c’est devenu le style du New Yorker”
Les écrivains les plus prestigieux ont publié dans le New Yorker : Vladimir Nabokov, Philip Roth, J. D. Salinger, Alice Munro, George Saunders. Truman Capote y a même travaillé au bureau des dessinateurs avant d’y écrire. Et l’une des légendes qui entourent cette mythique rédaction veut que le poète russe Joseph Brodsky, prix Nobel de littérature en 1987, passait ses nuits dans ses locaux.
“Certains écrivains, ceux qui faisaient partie du staff, avaient un bureau au magazine. Pour eux, la seule solution pour écrire pour le magazine, mais aussi avoir leurs textes publiés, c’était de venir au journal tous les jours, de passer la journée au bureau, poursuit Janet Groth. Car beaucoup de textes n’étaient pas publiés. C’était M. Shawn seul qui décidait que ça ne passerait pas, sans donner d’explications. On disait de ces textes qu’ils étaient mis en banque. Il y avait plein de textes excellents en banque. De quoi donner envie aux auteurs maison de se soûler, de chercher le réconfort dans les bras de la première venue. M. Shawn était très élégant. Même en été il ne quittait pas son trench. Pour le journal, il ne voulait que le meilleur du meilleur. Il faisait la guerre à tout ce qui était négligé, que ce soit sur le plan de l’écriture, ou des émotions. La tenue, c’est devenu le style du New Yorker.”
Une tenue qui n’est pas seulement due au savoir-faire d’un auteur. Rien n’est laissé au hasard dans ce magazine aussi célèbre pour ses vingt “copy editors” que pour sa vingtaine de “fact-chekers” : au New Yorker, de la moindre virgule à la révélation la plus fracassante, tout est vérifié.
“Ecrire un article, une forme de torture exquise”
David Samuels, qui a écrit plus de seize reportages pour le New Yorker, dont celui remarquable sur les Pink Panthers, une fameuse bande de cambrioleurs serbes, nous raconte son travail de l’intérieur : “Ecrire un article pour le New Yorker était une forme de torture particulièrement exquise qui fut un plaisir, et aussi un rite. Des séries de gens, beaucoup d’entre eux très vieux, ou pas faits pour une interaction sociale normale, effectuent des opérations très minutieuses et extrêmement particulières sur le texte. Les fact-checkers, parfois trois ou quatre d’entre eux, contactent toutes les sources et posent des questions très littérales, offrent des suggestions et corrections, jusqu’à ce que l’article finisse par ressembler à du gruyère, et que je me sente embarrassé d’avoir été un reporter à ce point négligeant et incompétent.
Un avocat examine le résultat et pose des questions légales, qui deviennent vite des discussions philosophiques sur la subjectivité de toute perception humaine. Une femme appelée Eleanor Gould, qui a travaillé pour le magazine pendant cinquante ans, produit sa propre copy edit de mon article, connu sous le nom de ‘l’épreuve Gould’, en même temps que la copy edit normale, et suggère comment mon article aurait pu être correctement écrit en 1953. Ensuite, il y a un dernier rendez-vous entre mon éditeur, les fact-checkers, l’avocat et une douloureusement timide Anglaise prénommée Elizabeth, qui pour moi était la personne la plus importante, parce qu’elle a une oreille parfaite.”
“Le New Yorker, dans son ancienne forme, était comme un club privé pour désaxés”
Samuels n’a jamais passé moins de six mois sur l’écriture d’un article. Même si de brillants auteurs continuent d’écrire pour le New Yorker, tels William Finnegan – qui signait l’année dernière Jours barbares, un best-seller sur le surf, aux Editions du sous-sol –, Samuels a cessé d’y écrire depuis l’arrivée de David Remnick à la tête du magazine : “Le New Yorker, dans son ancienne forme, était comme un club privé pour désaxés. Certains avaient fait les meilleures universités, d’autres n’avaient pas fait de fac du tout. Les meubles étaient vieux, et vous ne saviez jamais qui se planquait dans les bureaux, ni de qui ou de quoi ils se cachaient. Mais aujourd’hui, l’esprit original du magazine – l’humour, l’étrangeté, la solitude – a disparu.”
Surnommée “la reine de la virgule”, Mary Norris y a travaillé pendant quarante ans en tant que correctrice : “Mon travail était de ‘policer’ les textes des auteurs. L’un des buts du New Yorker était de produire un magazine qui soit aussi parfait qu’il soit humainement possible de l’être. Les contenus ont évidemment varié au cours des années, mais le bon journalisme, la fiction contemporaine et l’humour sont toujours présents. Par exemple, Tina Brown (la seule femme à avoir dirigé le magazine – ndlr) a secoué les choses en introduisant de la photo et plus de célébrités. David Remnick y a apporté ses instincts d’homme de presse quotidienne. Il aime que les contenus soient d’actualité.” Contacté par mail, David Remnick a refusé de répondre à nos questions.
“Le népotisme semblait être la règle”
L’une des différences de taille entre l’ancien New Yorker et le nouveau, c’est peut-être que William Shawn, en son temps, milita contre la guerre du Vietnam dans les pages du début, “Talk of the Town”, alors que Remnick signa en 2003 un édito favorable à l’intervention américaine en Irak prônée par Bush. Cela n’empêche pas le journal d’être passé de 800 000 exemplaires vendus par numéro il y a vingt ans à 1,2 million aujourd’hui, en plus de ses 21 millions de visiteurs individuels sur son site par mois (chiffres communiqués par l’attachée de presse du magazine.)
L’une des particularités du New Yorker est aussi de ne pas comprendre d’“ours” dans ses pages. Impossible, dès lors, de savoir qui s’occupe de quoi, ni de contacter l’un de ses éditeurs pour lui proposer ses services ou une idée de reportage. Le New Yorker, un sanctuaire ultrafermé ? En tout cas, un fonctionnement pas des plus démocratique. “C’est un de leurs snobismes, explique Janet Groth. Quand j’y étais, il y avait des raisons de penser que ça aurait été plus facile si votre père ou votre mari étaient quelqu’un. Le népotisme semblait être la règle. Je pense que c’est toujours un peu le cas – difficile même d’y faire un stage d’été si vous n’êtes pas le cousin de telle ou telle personne.”
“Ils prenaient en charge 75 % des factures des psys. Notamment celles des écrivains”
C’est le constat que fait Janet dans son livre, en réalisant qu’après plus de vingt ans au New Yorker, elle est l’une des rares à ne pas avoir gravi les échelons, à ne pas avoir évolué dans la société alors qu’elle voulait écrire. C’est en cherchant à l’extérieur que la jeune femme s’émancipera et deviendra enfin qui elle a toujours voulu être. “Grâce à une psychanalyse d’ailleurs en partie payée par le New Yorker, s’amuse Janet. Ils prenaient en charge 75 % des factures des psys. Notamment celles des écrivains, considérant que tout auteur avait des névroses et devaient aller chez le psy pour être au maximum de sa créativité.”
C’est à 39 ans, en commençant à se dégager de l’influence du New Yorker et des liaisons sans issue que lui offraient ses auteurs, que Janet a rencontré son mari, est devenue professeure émérite de littérature dans diverses universités américaines et a écrit plusieurs ouvrages sur un critique du New Yorker, Edmund Wilson. En nous raccompagnant à la porte de son studio, elle nous confie avoir terminé la rédaction d’un roman noir, autour d’un crime dans une maison de retraite de l’Upper East Side. La réceptionniste du New Yorker est devenue un écrivain à part entière, il n’y a plus aucun doute.
* David Grann publiera en France son livre La Note américaine (Globe) le 7 mars
La Réceptionniste du New Yorker (Editions du Sous-sol), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène Cohen, 264 p., 21,50 €
A lire aussi Le Fond du port de Joseph Mitchell (Editions du Sous-sol), recueil d’articles publié en octobre 2017
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