Comment devient-on Raymond Carver ? Une biographie impressionnante fouille la genèse d’un des mythes de la littérature américaine, pendant qu’un recueil de poésie restitue ses souvenirs.
Au petit matin, une guimbarde cahote sur une route du Midwest, une roue à plat. Le moteur tourne encore quand un sexagénaire en veste en tweed et pantalon de flanelle en jaillit, puis trotte vers l’un des rares magasins dans lesquels la vente d’alcool est ici légale. Quand le conducteur – un grand bonhomme à dégaine de cow-boy – y pénètre à son tour, l’élégant est déjà à la caisse, une bouteille de deux litres de scotch sous le bras.
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A l’automne 1973, John Cheever et Raymond Carver sont inséparables : unis par un amour commun de la boisson et d’une forme littéraire dans laquelle le premier excelle, et dont le second va, quelques années plus tard, faire exploser les chiffres de ventes, les deux plus grands auteurs de nouvelles d’Amérique jouent les poivrots sur le campus de l’université d’Iowa City.
Grivèlerie, chèques en bois et, violence conjugale
Après ses visites aux Alcooliques anonymes – à partir de juin 1977, il remplace le whisky par les cigarettes, la marijuana, le Coca-Cola et des kilos de chocolat –, Carver baptisera Bad Ray l’homme qu’il fut au début des années 70. Plus clairvoyants, ses amis écrivains l’avaient depuis longtemps surnommé Running Dog, “le chien fuyant”.
Et fuir, l’auteur de Tais-toi, je t’en prie s’y sera longtemps employé : avec la publication simultanée d’une biographie impressionnante de méticulosité, signée par Carol Sklenicka, et d’un livre regroupant trois recueils de poèmes (Où l’eau s’unit avec l’eau, 1985, La Vitesse foudroyante du passé, 1986 et Jusqu’à la cascade, ouvrage posthume paru en 1989), on découvre un Carver habitué de la grivèlerie, des chèques en bois et de la violence conjugale. Même riche, sobre et fêté par l’establishment littéraire, le Carver des années 80 sera encore poursuivi par son passé : plus révélateurs encore que la masse de témoignages recueillis par Sklenicka, les poèmes sont l’œuvre d’un homme que ses souvenirs transpercent “comme un épieu”.
Succession de désastres
Le drame de Raymond Carver est celui d’un écrivain vampire qui, pour réussir son œuvre, aura dû foirer sa vie et foutre en l’air celle de ses proches, puis tirer de cette succession de désastres la substance de nouvelles immortelles. L’histoire commence comme une romance en col bleu. Dans un magasin de doughnuts d’Union Gap, Etat de Washington, un fils d’ouvrier épris de littérature tape dans l’œil d’une jolie vendeuse.
Il a 17 ans, elle en aura bientôt 15, en juin 1957 ils se marient et ont coup sur coup deux enfants. Amour et vocation se renforcent l’un l’autre : convaincue du génie de son époux, Maryann Carver fait tout pour lui permettre d’écrire, enchaînant les boulots – serveuse, professeur de lycée, vendeuse d’encyclopédies – et relisant d’un œil vigilant ses textes.
Adultères et faux-fuyants
A la bluette succède pourtant le blues : au terme de deux décennies d’emplois précaires, de déménagements incessants, de loyers impayés, de cuites, d’adultères et de faux-fuyants, le couple s’effrite. Mais tandis que l’état de santé de Carver se détériore, son étoile littéraire monte. En recensant la kyrielle de revues auxquelles il envoie ses textes et en suivant à la trace ses séjours dans les universités de Californie, de l’Iowa, du Texas et de l’Etat de New York où il est chargé d’animer des cours d’écriture créative, Sklenicka éclaire tout un pan de la vie littéraire des années 70, avec ses réseaux d’écrivains fêtards – on croise ici Charles Bukowski, John Gardner, James Crumley et Richard Ford – et son système de cooptation.
Avec ses compromis aussi : quand Carver accepte en 1980 de laisser publier sous le titre de Parlez-moi d’amour un recueil de nouvelles dans lequel il ne se reconnaît pas, le “minimalisme” auquel il devra sa renommée porte en fait la marque du conseiller éditorial des éditions Knopf, Gordon Lish. En taillant dans les textes – dont le volume est réduit de moitié –, Lish, qui a découvert Carver dès 1967, instille angoisse et étrangeté dans ses tragédies blue collar, faisant de l’économie narrative une arme d’envoûtement massif. Le procédé fait école : durant près de trente ans – il faudra attendre 2009 pour que paraisse Beginners, version originale de Parlez-moi d’amour –, les ellipses du “Tchekhov américain” susciteront émulation et imitations.
Irruptions du passé
Si le legs littéraire de Carver est pour l’essentiel constitué de nouvelles longuement retravaillées, ses poèmes dévoilent une écriture plus spontanée. Séparé de Maryann, l’écrivain trouve au début des années 80 un domicile (presque) fixe à Port Angeles, dans la région de Seattle. Au bord du Pacifique, l’inspiration lui vient, fluide et facile.
En dépit d’odes à la pêche à la ligne et de célébrations appuyées du bonheur présent – Carver partage alors sa vie avec la poétesse Tess Gallagher –, les irruptions du passé témoignent du peu de poids que pèsent dans les vies américaines les seconds actes : rattrapé par ses peurs d’enfant (“Personne, à l’époque, ne pouvait m’aimer/moi le gamin le plus gros du quartier”), par sa culpabilité de père (sa fille Christine boit et vit avec un biker brutal, ce qui lui vaut de porter des lunettes noires “dans la cuisine à dix heures/du matin”) et par la nostalgie des folles années Maryann (“En ce temps-là ils vivaient selon leur volonté/décidés à être invincibles. /Rien ne pouvait les arrêter. Rien/pendant très très longtemps…”), c’est à l’heure des souvenirs que le poète se fait lyrique.
Hantises
A l’heure des hantises aussi : omniprésente dans ses poèmes, la mort rattrape Carver en août 1988, deux mois après son cinquantième anniversaire et six semaines après son second mariage, célébré à Reno. Au lendemain de la cérémonie nuptiale – intime –, Tess Gallagher fonce jouer à la roulette dans un casino, d’où elle ressort des dollars plein les poches. Des dollars, elle continuera d’en accumuler en veillant – avocats à l’appui – à ce que les enfants de Carver ne voient jamais la couleur des droits d’auteur générés par l’œuvre de leur père.
Raymond Carver – Une vie d’écrivain de Carol Sklenicka (Editions de l’Olivier), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau, 800 pages, 25 €
Poésie de Raymond Carver (Editions de l’Olivier), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacqueline Huet, Jean-Pierre Carasso et Emmanuel Moses, 432 pages, 24 €
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