Interprète pour l’administration états-unienne, Valeria Luiselli a été confrontée de près à ces enfants qui émigrent seuls depuis l’Amérique centrale. Ecrivaine, elle en a tiré un essai implacable.
La situation des millions de réfugiés qui, d’un coin à l’autre du globe, mettent aujourd’hui leur vie en péril, constitue sans doute le plus grand drame humanitaire de notre époque. Un drame dont on connaît mal les tenants et les aboutissants, l’ampleur et la complexité.
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Après un premier roman loufoque et déjanté, L’Histoire de mes dents (L’Olivier, 2017), Valeria Luiselli consacre son nouveau livre, Raconte-moi la fin, à cette question essentielle à travers le cas particulier, extrême et bouleversant, des enfants arrivés sans parents sur le sol américain.
Quarante questions souvent absurdes ou insensées
Cet “essai en quarante questions”, comme l’indique le sous-titre, se base sur la profession de son auteure, ce travail d’interprète pour les tribunaux américains qu’elle mène depuis 2014, qui consiste à conduire des entretiens avec des mineurs venus d’Amérique centrale, en suivant un questionnaire-type. Quarante questions auxquelles tout demandeur d’asile doit répondre en arrivant au “pays de la liberté”. Des questions qu’elle pose suivant un ordre rigoureux.
“Pourquoi êtes-vous venu aux Etats-Unis ?”, commence le livre, reprenant, pour mieux les déconstruire, ces questions souvent absurdes ou insensées à partir desquelles un juge décidera si le mineur “mérite” de rester dans le pays. “J’entends des mots qui sortent de la bouche des enfants, écrit Luiselli, tissés dans des récits complexes. Ils sont prononcés avec hésitation, parfois méfiance, toujours avec peur. Il faut que je les transforme en mots écrits, en phrases succinctes, en termes arides.”
D’origine mexicaine, Luiselli et sa famille effectuent eux-mêmes des démarches pour obtenir une carte verte, au moment où elle écrit ce livre
Un travail d’écrivain en somme, délicat et capital, l’intervieweuse ayant une marge de manœuvre limitée mais qui pourra se révéler déterminante dans la décision finale du juge. Elle peut en effet orienter l’enfant vers un aspect spécifique de son récit, afin de déboucher sur tel ou tel visa (rappelons que les Etats-Unis d’Amérique proposent des dizaines de visas différents en fonction de cas bien particuliers. Ainsi de l’étonnant “visa U” pour les étrangers victimes de violences commises sur eux depuis qu’ils ont passé la frontière).
Aux questions et leur analyse se mêle un autre récit, plus personnel, que l’on retrouve ici ou là au fil des pages. D’origine mexicaine, Luiselli et sa famille effectuent eux-mêmes des démarches pour obtenir une carte verte, au moment où elle écrit ce livre. Elle aussi doit répondre aux instances légales, passer l’examen de la citoyenneté, convaincre. “Avez-vous l’intention de pratiquer la polygamie ?”, lui demande-ton, “Etes-vous membre du Parti communiste ?”, ou même “Avez-vous sciemment commis un crime de turpitude morale ?” Des questions qui la font sourire, les dossiers de demande de carte verte lui évoquant ces “films à gros grains de la guerre froide que nous regardions sur VHS”, tandis que le dossier de demande d’asile soumis aux enfants sans papiers “révèle une réalité plus froide, plus cynique et brutale”.
“La même intrigue foireuse et prévisible”
Il s’agit donc de dizaines de milliers d’enfants arrivés du Mexique et d’Amérique centrale et détenus à la frontière. “Les histoires qu’ils racontent se mêlent les unes aux autres, constate-t-elle, elles se combinent s’intervertissent et se confondent, mais suivent habituellement la même intrigue foireuse et prévisible : les enfants partent de chez eux avec un coyote (un passeur en argot – ndlr). Ils traversent tout le Mexique aux mains de ce coyote, sur La Bestia (“la bête” désigne les trains de marchandises sur lesquels se juchent les migrants – ndlr). Ils essayent d’échapper aux griffes des violeurs, des policiers corrompus, des soldats meurtriers et des gangs de la drogue, qui risquent de les exploiter comme esclaves dans les champs de pavot ou de marijuana, quand ils ne les tuent pas d’une balle dans la tête avant de les enterrer dans des charniers.”
Ce livre a été écrit avec une colère légitime, une émotion palpable à chaque page malgré l’effacement de l’auteure, qui a l’élégance de nous épargner ses états d’âme. Loin de se complaire dans l’empathie, la pitié ou la bonne conscience, il s’agit ici pour elle d’informer. Expliquer les échecs du système ; exposer la cruauté, qu’elle soit ou non intentionnelle, qu’il implique ; rappeler enfin la responsabilité des gouvernements dans la crise actuelle.
Ainsi des effets pervers de la politique de “traitement prioritaire des dossiers de mineurs” d’Obama en 2014, qui “provoqua une accélération de 94 % des procédures d’expulsion à leur encontre”. Ou celle de l’administration Reagan, principal soutien du gouvernement salvadorien qui massacra pendant la guerre civile (1979-1992) les groupes d’opposition de gauche, entraînant l’exode massif de centaines de milliers d’opposants vers les Etats-Unis. “Toute l’histoire est un absurde cauchemar circulaire”, résume avec lucidité Valeria Luiselli.
Raconte-moi la fin (L’Olivier), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, 128 p., 14,50 €
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