On avait découvert l’anglaise Rachel Cusk, 48 ans, avec Arlington Park, un roman woolfien, en 2006. Avec son dixième livre, Disent-ils, elle s’impose comme une miniaturiste des rapports amoureux, des conflits familiaux, de toutes ces nuances qui fondent la narration de toute vie. De passage à Paris, Cusk nous raconte comment elle écrit.
Rachel Cusk est grande, soignée. Une silhouette élancée dans un manteau noir. Mais il faut la voir d’un peu plus près pour constater que son apparence est un peu défaite. Dans ses romans, ses essais, tous voués à faire craquer le vernis des apparences, elle va dénicher la tristesse, le dépit, l’amertume, sous les sourires forcés et les mots policés. Il y a quelques années, la vie de Rachel Cusk s’est elle-même fissurée : dans un essai intitulé Contrecoup et sous-titré « Sur le mariage et la séparation« , l’écrivaine de la vie de couple et des mœurs conjugales racontait la désintégration de son couple.
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« Je ne veux pas écrire le même livre encore et encore, ou écrire le même livre que d’autres écrivains. Mais ayant perdu foi en un récit linéaire, il m’a fallu trouver une forme qui convienne à ce moment particulier de la vie. Dans ma tête, c’était comme un paysage où toutes les voies étaient sans issue. On lit la surface des gens, ils vous disent des choses sur eux, on remarque certains détails, mais en fait ils se limitent à ce qu’ils pensent d’eux-mêmes. Une fois que j’ai eu compris ça, écrire est redevenu facile. »
Le résultat de cette crise d’écriture intime est un livre absolument singulier. Disent-ils n’est pas un roman, il n’a ni début ni fin, ne déroule pas d’événements en respectant une chronologie dramatique. Ce livre est construit comme une collection de fragments, des morceaux de récits, racontés par une poignée de personnages à une narratrice extrêmement mystérieuse et discrète.
Dans le fond, Disent-ils est un livre sur la condition féminine dans le monde contemporain, sur le couple, les relations amoureuses et la famille. Dans la forme, c’est une tentative de réflexion sur le roman, une déconstruction, une mise à plat qui interroge les arcanes de la création littéraire. Rachel Cusk en parle comme « d’un roman sans maquillage », résultat, comme tous ses autres livres, d’une « accumulation de pression. » Pour autoriser le processus, elle se défend depuis des années contre le confort de la vie d’écrivain, qui l’empêcherait de faire l’expérience de ce qu’elle tient à décrire.
« Parce que la nature de ce que je fais exige de rester très proche du quotidien, j’écris très peu, dit-elle. Je réfléchis beaucoup, puis réalisation est alors très rapide. »
Un second volume
Depuis la parution en Angleterre de Disent-ils, Rachel Cusk a écrit un second volume, consacré à l’enfance.
« L’enfance et l’amour sont les deux grands domaines de la révélation de soi, analyse-t-elle. En écriture comme dans la vie, nous cherchons tous des sujets autour desquels articuler notre pensée : on parle de foot, de cinéma… Les relations amoureuses sont difficiles à aborder, les gens n’en parlent pas facilement ; le niveau de langage auquel j’accède dans le livre est donc assez intime. Le récit de chaque personnage de Disent-ils naît du désir de se décharger de son histoire sur quelqu’un, et ce faisant, de la reconstruire. Les relations amoureuses sont intéressantes à raconter parce qu’elles sont toujours nimbées de mystère : on ne sait pas si on est fautif, pourquoi quelque chose est arrivé… C’est l’expérience ultime de l’absence de contrôle sur l’autre. »
Rachel Cusk a une intelligence affûtée, qu’elle exprime de manière extrêmement précise, l’interrogation toujours présente. Ses questionnements sur la nature humaine, la condition féminine et la littérature ne sont jamais assouvis, toujours activés, et surtout tenus en très haute estime :
« Les mots sont à la disposition de tous, il n’y a pas besoin d’être privilégié ou spécial pour comprendre le langage et l’utiliser. C’est ce qui fait de la littérature une medium si intéressant, et c’est la raison pour laquelle il y a beaucoup d’écrivaines importantes dans l’histoire, et moins de compositrices ou d’architectes. L’écriture est démocratique. Et la démocratie va dans les deux sens : un enfant peut rentrer dans une bibliothèque et lire des livres. Dans ma vie, le moment où j’ai réalisé qu’il y avait, en dehors de mon cercle familial, où je me sentais très inacceptable, des écrivains qui écrivaient la vérité telle que je la voyais, a été décisif. »
Aussi décisive sera, pour certains, la lecture de l’œuvre de Rachel Cusk, qui met des mots sur nos expériences et ordonne notre confusion. Une œuvre qui remplit à fond, en somme, sa fonction littéraire.
Clémentine Goldszal
Disent-ils, de Rachel Cusk, traduit de l’anglais (Angleterre) par Céline Leroy, L’Olivier, 204p., 21€
>> A lire aussi, notre critique Disent-ils de Rachel Cusk, chœur tragique
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