Faut-il trahir pour accéder au pouvoir ? A la lecture de « La République des traîtres », le réponse est clairement oui.
De l’assassinat de Jules César par Brutus en 44 avant JC à Ganelon qui ourdit le piège dans lequel tomba l’arrière-garde de Charlemagne à Roncevaux en 778, la trahison fait partie intégrante de la grande histoire. Douze siècles plus tard, rien n’a vraiment changé comme le décrit le livre La République des traîtres, de 1958 à nos jours. Sous la direction de l’historien spécialiste de l’histoire politique Jean Garrigues, sept éditorialistes politiques entreprennent de nous enseigner, par l’exemple, la conquête du pouvoir. Avec, en préambule, cette mise en garde à la fois terrible et lucide : Sous la Ve République, celui qui aspire à devenir président est presque condamné à trahir un jour pour accéder à ce trône unique, tant convoité. »
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« Le général est mort »
Les premiers chapitres du livre sont consacrés aux trahisons successives au sein de la droite gaulliste. La première identifiée est l’œuvre de Georges Pompidou sur le général De Gaulle en personne. Ébranlé après l’élection présidentielle de 1965 (où il est contraint à un second tour face à François Mitterrand), touché par les événements de Mai 68 (et sa fuite à Baden Baden), le père de la France libre est contraint à la démission après le « non » des Français à son référendum de 1969 concernant « le projet de loi relatif à la création de régions et à la rénovation du Sénat ». Si les livres d’histoires contemporaines ne font pas l’impasse sur ces événements majeurs, ils omettent de les corréler aux déclarations de l’époque de Georges Pompidou. Au pic des événements de Mai, le Premier ministre de l’époque lâche notamment à son ministre de l’intérieur Louis Joxe : « Le général est mort ! De Gaulle n’existe plus. »
Quand une trahison en entraîne une autre
Cette trahison originelle sert en quelque sorte de point de départ : élu en 1969, Georges Pompidou ne préside que cinq ans, emporté par la maladie en 1974. Ses obsèques ont lieu au mois d’avril mais Jacques Chaban-Delmas annonce maladroitement sa candidature alors même que le président n’est pas encore enterré. Est-ce cette marque d’indélicatesse qui précipite alors la décision de Jacques Chirac d’enclencher le fameux « Appel des 43 » ? Condamné à l’échec, Chirac se lance à la présidentielle, pour saborder Chaban-Delmas. « Cet appel des 43 restera durant des années pour Chirac comme le sang sur les mains de Lady Macbeth », écrit à ce son propos la journaliste Christine Clerc. Résultat : Valéry Giscard d’Estaing est élu face à François Mitterrand ; quant à Chirac, il s’installe à Matignon.
« Faut-il réduire la trahison politique au parricide ou à la volonté de prendre la place de son mentor ? », fait mine de s’interroger Jean Garrigues en épilogue d’un livre plaisant à lire, tant il est bien documenté. Un bémol tout de même : les 280 pages très justement noircies par Hervé Gattegno, Christophe Barbier, Michèle Cotta ou Catherine Nay ne risquent pas de réconcilier les déçus de la politique, tant la tactique politicienne (plus que les convictions) semble guider cette course effrénée vers la plus haute marche du pouvoir. « On s’est aperçu au fil des pages de ce livre que la plupart des prétendues ‘trahisons’, dénoncées comme telles, n’étaient que les effets naturels de la ‘compétition' », complète Jean Garrigues.
D’ailleurs, Jacques Chirac ne s’arrêta pas à Chaban-Delmas. A l’élection présidentielle de 1981, affaibli politiquement dans son propre camp, il juge que son salut n’interviendra qu’en devenant le candidat de l’alternance. Alors, à la veille du second tour entre Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand, bien qu’il se rallie au président sortant, il fait en sorte qu’une circulaire soit envoyée aux « chers compagnons » par un ancien ministre gaulliste de gauche (Philippe Dechartre) pour les inciter à voter « contre M. Giscard d’Estaing, qui a voté ‘non’ au référendum du Général. » Il dîne même avec François Mitterrand, aux côtés de la socialiste Edith Cresson, quelques jours avant le scrutin. Christine Clerc se souvient: « Vingt ans plus tard (…), l’ancien président (VGE, ndlr) racontera comment François Mitterrand lui-même relata, un mois avant sa mort, la scène du fameux dîner des complices : ‘Quand nous sommes entrés dans la salle à manger, Chirac m’a dit : « Il faut nous débarrasser de Giscard. »‘ En 1995 alors au plus bas dans les sondages, Chirac sera trahi à son tour par ses plus fidèles amis partis rallier Édouard Balladur dont Nicolas Sarkozy.
On trahit autant à droite qu’à gauche
Il ne faudrait pas croire que la trahison soit l’apanage de la droite française. Le livre détaille en effet la conquête minutieuse et scrupuleuse du pouvoir par François Mitterrand. Même s’il est plus question de stratégie que de trahison à proprement parler. Comme l’introduit Christophe Barbier : « Mitterrand s’estime trop supérieur pour trahir. En effet, trahir, c’est avouer qu’on est moins intelligent que l’adversaire – cas de figure assez rare dans la carrière de Mitterrand. » Le président socialiste, de 1981 à 1995 apparaît comme l’un des politiciens les plus rusés de la Ve République.
Son hégémonie sur la gauche française et sur la pouvoir politique français en général est remarquablement détaillé en trois étapes : le congrès de Metz en 1979 qualifié « d’Austerlitz de Mitterrand » où il se débarrasse de Michel Rocard ; le congrès de Rennes en 1990 où il matte la rébellion des futurs « éléphants » du PS et enfin l’université d’été de La Rochelle, moment le plus douloureux où l’humain rencontre le politique. Déjà condamné par la maladie et acculée par la sortie du livre Une jeunesse française de Pierre Péan mettant en lumière ses amitiés avec des membres du régime de Vichy comme René Bousquet, il va mettre en scène sa double vie avec Anne et Mazarine Pingeot pour renverser l’opinion publique. « En quelques jours, l’opinion ne voit plus en lui que le papa gâteau, l’homme privé à la fois malade et aimant, mourant et aux multiples vies », relate Christophe Barbier.
« La trahison relève tout simplement du registre de l’émancipation »
Les autres partis ne sont pas en reste : comme le suggère Jean Garrigues : « On pourrait considérer que la trahison relève tout simplement du registre de l’émancipation ».Pour illustrer, comment ne pas citer l’exemple du Front national : un parti fondé sur une trahison de son cofondateur Jean-Marie Le Pen à l’égard des dirigeants d’Ordre Nouveau venus le trouver, comme le rappelle Renaud Dély, qui sera victime, 40 ans plus tard, d’un parricide commis par sa fille Marine Le Pen. Les exemples sont tout aussi nombreux autour du parti centriste de l’UDF, devenu plus tard MoDem et bousculé par les dissidences venues tantôt du Nouveau Centre et tantôt de l’UDI. Sans oublier aussi la relation de trente ans entre Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, ou celle, bien plus explosive, entre Ségolène Royal et François Hollande, le dernier des trahis en date, par l’un de ses protégés, Emmanuel Macron.
Tous ces exemples font conclure Jean Garrigues de manière lucide : « Qu’elle soit parricide ou adultère, qu’elle soit de succession, de compétition, d’émancipation ou d’ambition, et le plus souvent tout à la fois, la trahison est donc le fil conducteur de la vie politique sous la Ve République parce qu’elle est un marchepied indispensable pour l’ascension vers les hauteurs élyséennes. » D’autant que, comme le dit l’adage : « Sur le chemin de la trahison, il n’y a que le fleuve de la honte à traverser. »
Jean Garrigues, La République des traîtres, de 1958 à nos jours, Édition Tallandier, 2018.
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