Dans Boulots de merde ! Enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers, les journalistes Julien Brygo et Olivier Cyran rendent compte de l’extension du domaine du larbinat. Et s’interrogent sur la notion ambivalente de “bullshit job”.
“Si tu compares les boulots de merde d’il y a quelques années et ceux d’aujourd’hui, ça fait quand même une grosse régression.” Le constat d’Abel, 30 ans, livreur à vélo pour une “appli” de repas à domicile, est rempli d’amertume. Mais pour lui cela ne fait pas de doute : entre le bon vieux job étudiant en CDI à McDo et le statut d’auto-entrepreneur obligatoire – sans protection sociale pour les travailleurs – des Deliverro et autres Foodora, la dégradation des conditions de travail est patente. Pire, elle gagne même des professions autrefois protégées, comme le facteur de La Poste devenu prestataire de services multicarte, ou l’infirmière d’hôpital transformée en opératrice de rentabilité.
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C’est cette insensible extension du domaine du larbinat qu’ont étudiée les journalistes indépendants Julien Brygo et Olivier Cyran dans Boulots de merde ! Du cireur au trader (éd. La Découverte), première “enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers” en France.
Une actualisation du terme de “bullshit job”
En prenant le parti de l’enquête sociale plutôt que celui de l’exégèse universitaire, et en reproduisant longuement les témoignages de ceux qui en font les frais, mais aussi de ceux qui en profitent, ils remarquent que “le marché du travail est structuré par cette tendance lourde au délabrement des métiers à forte valeur sociale”.
De cette manière, ils prolongent et actualisent la réflexion entamée par l’anthropologue américain David Graeber en 2013 sur la notion de “bullshit job” (littéralement, “boulot de merde”, ou “job à la con”). Dans son esprit, elle désignait les emplois de bureau et de l’industrie des services frappés par un déficit d’utilité sociale, et qui plongent ceux qui les exercent dans un ennui profond. Le “bore-out” – une souffrance au travail provoquée par l’ennui – en serait le résultat. Pourtant, comme le soulignent Julien Brygo et Olivier Cyran, ce phénomène ne se limite pas à ces métiers :
“Sa focalisation sur un segment limité, sinon marginal, de la population active laisse de côté la grande masse des travailleurs qui, bien qu’astreints à des statuts, à des salaires et à des conditions de travail autrement plus rudes, ne sont pas pour autant épargnés par l’insignifiance et l’ennui censés caractériser le bullshit job du rond-de-cuir”
De la “pré-quantification du temps travail” au “Lean management”
Cette porosité est manifeste par exemple chez les colporteurs de prospectus employés par Adrexo, leader français de la distribution de prospectus publicitaires. Pour 500 euros par mois, ces naufragés du travail parcourent des kilomètres et distribuent des tonnes de papiers dont la destination finale est la décharge ou l’extincteur. Le tout sous le régime de la “pré-quantification du temps travail”, un régime dérogatoire consistant pour l’employeur à quantifier en amont le temps de travail qu’il juge nécessaire pour réaliser une tâche. En aucun cas l’employé ne peut réclamer le paiement d’heures supplémentaires.
A travers leur enquête, les auteurs éclairent de leur plume souvent mordante toutes ces nouvelles stratégies managériales qui rendent les conditions de travail toujours plus infernales. C’est le cas par exemple du “Lean management”, qui permet d’écourter les pauses et de faire la chasse aux respirations improductives, et qui est pratiqué au centre hospitalier universitaire (CHU) de Toulouse. Sous l’effet de cette “marchandisation”, un glissement sémantique s’opère, transformant les patients en clients, et les soins en actes tarifés. Ce qui fait dire à une infirmière depuis trente ans dans ce CHU : “Je me sens un robot. Quand je vois les vrais robots se mettre en marche, je les envie, mais je pleure”.
Cette dure réalité du monde du travail dans des métiers aussi indispensables à la société que facteur, éboueur ou infirmière est mise en perspective avec celle de conseillers en optimisation fiscale que les auteurs ont rencontrés. La question de l’utilité sociale des métiers, qu’ils soulèvent de manière inédite dans ce livre, n’en semble que plus brûlante.
Boulots de merde. Du cireur au trader. Enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers, éd. La Découverte, 278p., 18,50 €
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