Dans un livre collectif, politiques, écrivains, historiens et philosophes répondent à l’épineuse question de l’identité de la gauche, pour tenter de sortir du flou qui l’a ensevelie.
Fut un temps où répondre à cette question – qu’est-ce que la gauche ? – relevait moins d’un défi sémantique que d’une manière de se situer dans un espace politique balisé par des organisations politiques, des syndicats et des écoles de pensée. Ou d’opposer « gauche » à « révolutionnaire », comme l’a fait le philosophe Dionys Mascolo dans un beau texte publié en 1955 et réédité en 2012, Sur le sens et l’usage du mot « gauche » (éd. Lignes).
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« Tout a volé en éclats : l’espace politique et le corpus doctrinal »
Aujourd’hui, c’est une gageure. Car « tout a volé en éclats : l’espace politique et le corpus doctrinal », comme le constate sans ambages Jean-Luc Mélenchon, le candidat de la France Insoumise à la présidentielle. Il fait partie de la trentaine de personnalités – politiques, intellectuels, citoyens engagés – qui ont accepté de tenter de définir ce mot dans Qu’est-ce que la gauche ? (éd. Fayard). Parmi elles, Annie Ernaux, Erri de Luca, Michel Winock, Ivan Jablonka, Martine Aubry, Aurélie Filippetti, Sandra Laugier ou encore Gérard Mordillat.
L’exercice en lui-même sonne comme un appel à résister aux exhortations à penser « par-delà la droite et la gauche », comme y invitent plusieurs candidats, d’Emmanuel Macron à Marine Le Pen. Il témoigne aussi de la perte de repères d’une famille politique endeuillée par des expériences révolutionnaires avortées – de la Commune de Paris à Syriza –, et happée en partie dans le champ magnétique du libéralisme. Après l’échec du « socialisme réel », et celui de la social-démocratie, comment redonner du sens à la gauche ?
Impasse tant intellectuelle que politique
Les réponses apportées par les représentants de la gauche gouvernementale dans ce livre – Martine Aubry, Aurélie Filippetti, Cécile Duflot et Audray Azoulay – attestent tristement de cette impasse tant intellectuelle que politique. Si elles rappellent les valeurs cardinales de leur camp politique – l’altruisme, l’égalité, l’humanisme, le progressisme, la tolérance –, celles-ci sonnent bien souvent creux et ont pour effet de dresser une frontière manichéenne avec la droite qui nous projette d’emblée sur le terrain de la morale.
Les contributions plus nuancées des écrivains, historiens et philosophes ont le mérite de rehausser le niveau, même si elles sont plus pessimistes.
« J’ai vu mourir la gauche, écrit ainsi Annie Ernaux. D’année en année. Du Programme commun et des Cent dix propositions de Mitterrand en 1981 à la loi El Khomri, de l’abolition de la peine de mort à la proposition de loi sur la déchéance de nationalité. »
« Le pli ordinaire de la gauche dans son histoire est la désunion »
L’historien Michel Winock remonte plus loin dans le temps pour donner davantage de consistance à l’objet qu’il tente de délimiter. Il constate ainsi que « le pli ordinaire de la gauche dans son histoire est la désunion. On sera donc tenté de dire que la gauche n’existe pas, ou de façon fortuite lorsque, face à ses adhérents et à ses électeurs, se dresse un ennemi commun ». Le Front populaire en a fourni un exemple concret. Une tactique du Front unique qu’avait synthétisé Lénine dès 1905 dans une formule célèbre :
« Nous serons obligés inévitablement de marcher séparément, mais nous pouvons maintenant et nous pourrons encore plus d’une fois à l’avenir frapper ensemble ».
La gauche est donc par nature éclatée, mais longtemps son socle idéologique commun fut suffisant à la réunir ponctuellement quand les circonstances l’exigeaient – ce qui ne semble plus être le cas aujourd’hui. Alors que Manuel Valls souhaite tourner la page de la “gauche passéiste” et de ses “totems”, et que François Hollande lui-même serait tenté de soutenir Emmanuel Macron (qui se dit “libéral de gauche”), une rupture semble être consommée. Celle qui a poussé Jean-Luc Mélenchon a quitter le PS en 2008 pour fonder le Parti de gauche et tenter de proposer une identité commune à un camp politique en recomposition. Pour cela, il n’a pas hésité à raviver la mémoire de la gauche – parfois douloureuse, mais dans laquelle on peut puiser l’énergie de faire advenir des lendemains qui chantent.
“Penser et avoir des idées, et non pas être simplement moraliste”
C’est aussi ce que souligne avec justesse la psychanalyste et historienne Elisabeth Roudinesco :
“Pour être vraiment de gauche, la gauche politique doit revendiquer la mémoire de la Révolution française, prise en bloc, de 1789 à 1794, et non par petits bouts. […] Être de gauche, c’est savoir hériter de l’histoire du socialisme français, de la philosophie allemande, de l’art de la Renaissance italienne, du communisme, des Brigades internationales et de la littérature : autant de Balzac qui était conservateur que de Hugo qui ne l’était pas. […] Autrement dit, la gauche doit savoir penser l’Histoire en général, et pas seulement son histoire mémorielle.”
Et d’ajouter, en guise d’appel au réarmement intellectuel de la gauche alors que le gramscisme de droite a gagné du terrain : « Elle doit penser et avoir des idées, et non pas être simplement moraliste. »
Qu’est-ce que la gauche ?, ouvrage collectif, éd. Fayard, 234 p., 10 €
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