Rites primitifs, tueurs en séries, fantasmes ou faits divers sordides… que signifie réellement être cannibale ? Une question qui traverse l’ouvrage « Du goût de l’autre » de l’anthropologue Mondher Kilani.
« J’ai dégusté son foie avec des fèves au beurre, et un excellent chianti », avouait Hannibal Lecter, avec un rictus sadique, à l’agent du FBI, Clarice Starling, dans Le Silence des agneaux. Des mythes ancestraux aux serial killers en passant par les performances artistiques et les analyses psychanalytiques, l’anthropophagie terrorise et fascine. Rituel morbide, délire culinaire, divagation érotique… Autant de déclinaisons qui ont investi la littérature et le cinéma de genre. Mais cette pluralité peut-elle être condensée en un seul mot ? Le cannibalisme s’écrit-il au singulier ?
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Depuis les légendes coloniales jusqu’aux situations de famine, ce basculement qui transforme l’autre en aliment nécessaire à la survie, l’anthropologue Mondher Kilani interroge les pratiques anthropophages, entre réalité et fantasme, dans son ouvrage Du goût de l’autre. Car la hantise d’être dévoré, le désir fou d’être ingéré, les cérémonies d’alliance, ont toutes un point commun : notre rapport à l’altérité, oscillant entre attraction et rejet, servitude et domination. C’est précisément cette dualité qui fait l’objet d’une traversée méthodique, déconstruisant les mythes pour en comprendre les enjeux symboliques.
La peur de l’autre
Altération du mot « caraïb », ou « carib », nom par lequel les Indiens des Petites Antilles se nommaient eux-mêmes, le terme cannibalisme est initialement lié aux conquêtes coloniales, rappelle d’entrée de jeu Kilani. Si Christophe Colomb redoutait ces « caniba qui n’avaient qu’un seul œil et une face de chien », réputés mangeurs de chair humaine, l’anthropophagie semble ainsi, dès son origine, marquée par la défiance de l’autre et le désir d’asservissement. Associé à « l’humanité primitive », le cannibalisme devient, en effet, une justification pratique pour exercer un droit de domination sur les tribus dites « sauvages ».
Pourtant, cette théorie évolutionniste forgée sur une vision fantasmée de l’étranger reste fondamentalement réversible. Non seulement certains peuples tels que les Indiens Jivaro ont volontairement alimenté leur réputation de réducteurs de têtes pour effrayer les envahisseurs espagnols, mais la frontière entre sauvage et civilisé, qui a entériné l’ensemble du colonialisme, reste fatalement arbitraire :
« Cette volonté totale d’incorporation du monde par les Européens dépasse en violence largement le cannibalisme ‘réel’ ou supposé des Africains. »
Devenir soi
Cependant, rien ne serait plus éloigné de cette première acception de l’anthropophagie reléguée à l’exclusion radicale de l’autre, que les véritables pratiques cannibales. Kilani cite, notamment, les sacrifies pratiqués par les Tupinamba du Brésil dont le voyageur Jean de Léry fut témoin. La victime et l’exécutant jouent leur rôle en toute conscience afin que « l’altérité de l’un s’installe au cœur même de l’identité de l’autre », analyse l’anthropologue. Un rituel censé renforcer l’existence du mangeur qui affirme sa propre substance personnelle et collective.
Transfusion qui renvoie à la fois à la dévoration symbolique du père, nécessaire, selon la psychanalyse freudienne, à l’affirmation identitaire du fils mais également à une littérature érotique qui veut engloutir l’autre ou se fondre en l’être aimé, à l’instar du Sexus d’Henry Miller :
« Je suis un désespéré de l’amour, je scalpe, je tue. Je suis insatiable. Cheveux, poils, cérumen, caillots de sang séchés, n’importe quoi, tout ce que tu dis t’appartenir, je le dévore. »
Une avidité qui d’ordinaire s’en tient au désir de goûter la peau, s’imprégner d’une odeur et non de dévorer son partenaire. Sauf exception. Kilani relate le cas du cannibale allemand Armin Meiwes qui a mangé le corps d’un homme en 2002 après avoir fait l’amour avec lui. La « victime », Bernd Brandes avait répondu à une offre écrite et accepté avec conviction le contrat. Cependant, les critères énoncés par Meiwes dans son annonce reprenaient en tout point ses propres caractéristiques physiques. Un jeu de miroir qui conduit, non plus à recevoir l’altérité, mais à « se dévorer soi-même », résume l’anthropologue.
Sacré et profane
L’oscillation entre soi et l’autre est, en effet, une barrière fragile que le cannibalisme transgresse et sacralise d’une pratique à l’autre. Le fameux crash de l’avion uruguayen en 1972 en est un exemple glaçant. Les 30 survivants du vol qui transportait une équipe de rugby et ses proches ont été contraints de manger les victimes en attendant les secours qui ont mis près de deux mois à les sauver. Ils n’étaient plus que 16. Pour justifier l’injustifiable, deux discours, d’apparence contradictoires, ont aidé les plus rétifs à passer à l’acte. « Ce n’est que de la viande », argumentait l’un d’eux, dissociant la chair de l’âme. Un second insista, à l’inverse, sur la dimension christique du geste :
« C’est comme la Sainte Communion. Quand le Christ est mort il nous a donné son corps afin que nous ayons une vie spirituelle. Mon ami a donné son corps afin que nous ayons une vie physique. »
La théorie du don, qui est finalement un point essentiel à de nombreux actes cannibales, réapparaît, plus insidieusement, dans le ressenti des personnes ayant reçu une greffe d’organe. « Je n’ai plus un intrus en moi : je le suis devenu », expliquait Jean-Luc Nancy, après sa greffe du cœur. L’altérité qui submerge le philosophe, le fait devenir autre, est également un argument pour la famille du défunt dont le deuil est adouci par la conviction qu’une part de l’être aimé survit à travers ses organes dans le corps du receveur.
Une logique proche des rites anthropophages mais très éloignée, souligne l’anthropologue du marché de revente d’organes qui n’est plus lié par la relation « d’amitié-hostilité », engageant réciproquement deux partenaires, à l’origine du cannibalisme.
Cannibalisme moderne
En effet, la dévoration n’est jamais celle d’un engloutissement boulimique. Car si dès le colonialisme, Kilani pointe la réciprocité du qualificatif de sauvage, s’interrogeant à l’égard des zoos humains sur qui est finalement le « cannibale » et qui est « cannibalisé », que penser des génocides modernes ?
L’extermination de masse, rappelle-t-il est une « destruction » pure et simple. Rien de l’ennemi n’est conservé. Contrairement au cannibale qui se remplit de l’autre selon des règles sociales établies, le génocide se situe « hors des normes du politiques et du juridiques. » Il ne participe pas au rituel, il est tué insidieusement, à l’instar des juifs dont l’exécution est dissimulée derrière la contrainte de la douche.
Et c’est encore le cas du capitalisme dont Karl Marx comparait l’économie aliénante à un acte cannibale. Mais l’appétit insatiable du capital qui se nourrit du sang des travailleurs brouille là aussi « les règles du jeu ». Il ne « s’extériorise » pas, mais par un mouvement inverse,« exploite » son semblable.
Il apparaît, ce faisant, que le détour par le cannibalisme primitif est essentiellement un moyen pour Kilani de nous exhorter à réfléchir au fait « que le monstre n’est peut-être pas celui auquel on pense » et que derrière l’étranger assoiffé de chair humaine, se cache une autre forme d’anthropophagie « tapie au cœur de la société contemporaine ».
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