Florence Aubenas et Emmanuel Carrère ont rencontré le succès avec leurs récits-enquêtes, de nouvelles maisons d’éditions se sont dédiées à la narrative nonfiction ainsi que la revue XXI qui a ouvert un champ nouveau dans le paysage médiatique. Quel statut ce genre littéraire a-t-il en France, terre sacrée du roman ? Enquête.
Florence Aubenas, Emmanuel Carrère, Jean Rolin, Jean Hatzfeld, mais aussi Ivan Jablonka ou Joy Sorman. Si la narrative nonfiction est un genre anglo-saxon, on peut aujourd’hui parler de littérature de non-fiction en France. Les éditeurs comme Stock, P.O.L ou Les Editions de l’Olivier, parmi d’autres, l’intègrent à leurs collections aux côtés des textes de fiction. De nouvelles maisons lui sont entièrement dédiées. Les Editions du sous-sol ont contribué à faire découvrir le genre en France, avec la traduction de grands textes restés longtemps méconnus de ce côté-ci de l’Atlantique. De petites structures, comme Marchialy, sont nées dans son sillage. Et depuis douze ans, le succès de la revue XXI, vendue en librairie, montre qu’il existe un public pour ce type de littérature. Reste à définir si les écrivain·es d’ici développent une singularité par rapport à leurs homologues américain·es.
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La zone du “roman vrai”
Si on cherche à reconstituer l’historique de l’engouement pour cette littérature en France, une date s’impose : janvier 2000. Jusque-là auteur de fiction, Emmanuel Carrère publie L’Adversaire, récit d’un fait divers où un faux médecin, Jean-Claude Romand, avait assassiné toute sa famille. C’est la consécration. Jean-Paul Hirsch, responsable de la communication chez P.O.L, se souvient : “Dans la maison, nous avons été sidérés par ce texte qui marque une rupture et obtient un retentissement énorme : nous en avons vendu 120 000 exemplaires et 600 000 en poche. Mais quand on l’a reçu, on ne s’est pas posé la question du genre. On n’avait jamais lu un truc pareil, c’est tout. Carrère avait une manière de nous raconter un fait divers comme personne ne sait le faire.”
Dix ans plus tard, un autre ouvrage fait sensation, aux Editions de l’Olivier cette fois : Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas (qui vient d’ailleurs d’être adapté au cinéma par Carrère – le film devrait sortir dans l’année). Dans ce livre, la grande reporter raconte une expérience d’immersion comme femme de ménage employée par une agence d’intérim.
“En 2008, c’était la crise, raconte son éditeur, Olivier Cohen. Florence voulait aller voir dans les profondeurs de notre société pour comprendre ce qui se passait. Je lui ai conseillé de lire Dans la dèche à Paris et à Londres d’Orwell, qui voulait savoir s’il était possible de vivre de petits boulots. Le livre a emballé Florence, mais ce qu’elle a fait est différent et ça a été un événement. On en a vendu plus de 300 000 exemplaires ; avec l’édition de poche on doit être à 450 000. Je pense que ça a changé quelque chose, et il y a un style Aubenas : comme Henri Cartier-Bresson, elle saisit l’instant décisif.” Le nouveau livre de Florence Aubenas, L’Inconnu de la poste, qui paraît ces jours-ci, a été tiré à 60 000 exemplaires.
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Dans ces années-là, parallèlement à ces deux coups d’éclat, d’autres auteur·trices travaillent sur cette zone du “roman vrai”, avec un succès certain. Jean Rolin, chez P.O.L, crée à lui seul une littérature d’enquête et de reportage très virtuose, en France avec La Clôture, en 2001 – voyage aux portes de Paris, boulevard Ney –, à l’étranger avec des textes comme Ormuz en 2013. On le retrouvait à l’automne dernier avec Le Pont de Bezon, une exploration de la banlieue parisienne qui s’est vendue à plus de 10 000 exemplaires. L’historien Ivan Jablonka obtient le prix Médicis en 2016 avec Laëtitia ou la Fin des hommes (Seuil), enquête sur un fait divers qui questionne la violence subie par les femmes. Le genre continue à se déployer sous différentes formes. En témoigne le dernier texte de Joy Sorman, A la folie (Flammarion), fruit de visites régulières dans un hôpital psychiatrique.
“La notion de reportage s’est élargie à la notion de vérité”
Dans tous les cas, même si certain·es de ces auteur·trices sont d’abord journalistes, ou ont commencé par le journalisme, il s’agit avant tout de littérature, remarquable par un travail sur la langue, une structure, une dramaturgie – tous ces codes propres à la narrative nonfiction. C’est pourquoi la revue XXI fait travailler des écrivain·es sur des reportages au long cours. Marion Quillard, rédactrice en chef, explique : “Emmanuel Carrère, Jean Rolin, Nathacha Appanah, Sorj Chalandon… On identifie des gens qui ont un intérêt pour le réel. Ils ne sont pas si nombreux. Le regard que Carrère pose sur chaque chose, sa capacité à raconter sont incroyables. Il est allé à Calais rencontrer des migrants et ceux qui vivent autour. Il en a tiré un texte sur la solidarité très juste et délicat [“Lettre à une Calaisienne”, paru en 2016 dans le n°34 de la revue]. Avec Aubenas et quelques autres, il fait partie de ceux qui portent cette littérature à la française. Ce n’est pas seulement écouter, c’est entendre ce qui n’est pas dit et en faire une histoire.”
L’écrivain Adrien Bosc a fondé en 2011 la revue Feuilleton, point de départ des Editions du sous-sol. L’objectif était de proposer au lectorat français le meilleur du grand reportage étranger, peu connu en France. En 2013 naît la maison d’édition avec Sinatra a un rhume, d’un auteur américain inconnu ici, Gay Talese, pourtant immense reporter américain. Cet automne, les Editions du sous-sol décrochent le Femina pour deux titres de la Britannique Deborah Levy publiés simultanément, Le Coût de la vie et Ce que je ne veux pas savoir. Ils se sont vendus respectivement à 25 000 et 20 000 exemplaires. Le record de la maison est Jours barbares de l’Américain William Finnegan, sur sa passion pour le surf : 40 000 exemplaires en grand format et 35 000 en poche.
Adrien Bosc explique : “Les Editions du sous-sol ont été surtout pensées pour la traduction de grands reportages, pour rattraper un retard dans la connaissance de textes fondateurs qui se trouvaient ailleurs”
Les Editions du sous-sol ne proposent pas seulement des textes traduits de l’anglais, et publient par exemple l’Espagnol Manuel Vilas, prix Femina étranger avec Ordesa en 2019, dont le dernier titre, Alegría, est sorti en janvier dernier. Et en janvier toujours, la maison proposait Carnets de manifs – Portraits d’une France en marche de Cyril Pedrosa et Loïc Sécheresse, recueil de textes et dessins sur le mouvement des Gilets jaunes. Adrien Bosc explique : “Les Editions du sous-sol ont été surtout pensées pour la traduction de grands reportages, pour rattraper un retard dans la connaissance de textes fondateurs qui se trouvaient ailleurs. Puis la maison a grandi, la notion de reportage s’est élargie à la notion de vérité. On est sortis du cadre initial.” Devenue en 2014 un département du Seuil, la maison peut sembler précurseuse.
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D’autres maisons consacrées à la non-fiction sont nées dans son sillage, particulièrement Marchialy, fondée par Cyril Gay et Clémence Billault en 2016, rattachée désormais à Delcourt. Marchialy propose des traductions, comme Lisière – Voyage aux confins de l’Europe, de l’Ecossaise d’origine bulgare Kapka Kassabova, qui a obtenu le prix Nicolas Bouvier du festival Etonnants Voyageurs en 2020 et s’est vendu à 4000 exemplaires. Depuis ses débuts, la maison a aligné quelques jolis succès, notamment son tout premier titre, Tokyo Vice de Jake Adelstein – une plongée dans les bas-fonds de la capitale japonaise par un journaliste américain –, qui approche les 80 000 exemplaires vendus en grand format et poche.
La maison publie aussi des Français comme, en cette rentrée d’hiver, Raphaël Krafft, qui parle de l’accueil des migrant·es à la frontière franco-italienne dans Les Enfants de la Clarée. Les deux fondateurs de Marchialy affirment avoir toujours été soucieux·euses de publier des textes français. Cyril Gay souligne : “Il y a un territoire qui reste à défricher. Si nous arrivons à créer des vocations, nous aurons le sentiment de faire notre métier.”
Narrative nonfiction anglo-saxonne VS non-fiction à la française ?
A la tête de XXI – 7500 abonné·es et en moyenne 12 500 ventes en librairie –, Marion Quillard analyse le succès de sa revue, consciente d’avoir apporté quelque chose de neuf dans le paysage éditorial : “J’ai l’impression que le succès de XXI a dessillé les yeux de pas mal de rédactions qui ont découvert qu’il y avait des lecteurs pour ce type de longs formats. On peut se permettre de raconter des histoires en 25 000 signes. La naissance de XXI a été bénéfique pour tout l’écosystème.”
Pour autant, y aurait-il une différence entre la narrative nonfiction anglo-saxonne et la littérature de non-fiction à la française ? Olivier Cohen remarque : “Dans la non-fiction américaine, il y a une sorte de tradition de l’exhaustivité. On épuise le sujet dans les moindres détails. On déplie toutes les situations, tous les personnages. Il y a quelque chose de totalisant. La non-fiction à la française ne me semble pas construite sur ce modèle-là.” Adrien Bosc explique : “Ce qui distingue la France, ce sont certaines tentatives récentes. Chez Jablonka, dans Laëtitia, il y a un croisement avec les sciences sociales. Quant à Carrère, le croisement avec l’histoire personnelle me semble aussi assez singulier.” Pour Cyril Gay, “aux Etats-Unis, le storytelling assumé est parfois une recette qu’on applique, c’est moins le cas ici.”
“Ici, le métier s’est précarisé. Beaucoup moins de gens ont les économies nécessaires pour travailler plusieurs mois sur des enquêtes énormes” Marion Quillard
Marion Quillard souligne que la véritable différence tient au système économique : “Un auteur américain qui fait du long format a un agent qui vend ses papiers, ses droits à la télé et au cinéma, alors il a du temps pour enquêter. Ici, le métier s’est précarisé, on a vu en dix ans le marché de la pige s’effondrer. Beaucoup moins de gens ont les économies nécessaires pour travailler plusieurs mois sur des enquêtes énormes.” Mais, probablement parce que le genre est moins formaté, on se permettrait en France plus d’inventivité : “Il y a peut-être ici plus de diversité dans la forme. A XXI, nous tentons de repenser le rapport texte et image. Il ne s’agit pas seulement d’illustration ou de BD, mais d’inventer une nouvelle façon de raconter des histoires. C’est passionnant de réfléchir à comment s’affranchir des cadres et des formats.”
Aux Etats-Unis, la narrative nonfiction est une catégorie bien identifiée. Chez Grasset a été créée en 2005 la collection “Ceci n’est pas un fait divers”, un temps dirigée par Jérôme Béglé, accueillant des romans retraçant des faits divers. Elle compte une quinzaine de titres, dont Jayne Mansfield 1967 de Simon Liberati qui a obtenu le Femina en 2011. Selon Olivier Nora, directeur de Grasset, plusieurs contrats sont toujours en cours. Mais on a souvent en France du mal à considérer la non-fiction comme un genre à part entière.
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Où poser les livres de littérature de non-fiction ?
Directeur des éditions Stock, Manuel Carcassonne a publié ces dernières années nombre d’auteur·trices qui travaillent sur le réel : Adrien Bosc, notamment, qui, dans son premier roman Constellation en 2014 (grand prix du roman de l’Académie française cette année-là), reconstituait le crash de l’avion qui transportait Marcel Cerdan ; Christophe Boltanski, prix Femina 2015 pour La Cache, qui travaille sur son autobiographie familiale. Manuel Carcassonne est catégorique : “Je refuse de faire une collection spécifique pour ces livres-là. Si c’est un livre qui a une puissance littéraire, il faut le mettre en littérature.”
Les Editions de l’Olivier non plus n’ont pas créé de collection à part pour un texte comme celui d’Aubenas. “Au fond, pour moi, fiction ou non-fiction, ça ne m’importe pas beaucoup, confie Olivier Cohen. Ce qui m’importe, c’est de rencontrer des gens et des livres.” L’éditeur se fait même plus radical : “Pour moi, la narrative non-fiction n’existe pas et n’a jamais existé. C’est une catégorie tellement vague et générale, une espèce de fourre-tout dans lequel on peut mettre des choses qui n’ont pas grand-chose à voir les unes avec les autres.” Quand on lui fait remarquer qu’il y a tout de même ce fameux contrat passé avec le·la lecteur·trice – ce que je vous raconte est vrai –, il balaie l’argument : “Cela ne définit pas un genre littéraire, la preuve, c’est la variété extraordinaire d’ouvrages qu’on rattache à cette catégorie. En fait, c’est du marketing.”
Les librairies ont des étals dédiés aux romans, d’autres aux essais, et il est parfois difficile pour eux de savoir où poser les livres de littérature de non-fiction s’ils ne sont pas clairement identifiés. Le problème existe aussi lors de la cession de droits à des éditeurs étrangers. Manuel Carcassonne raconte : “C’est très compliqué. Les Allemands par exemple sont toujours en train de demander dans quelle catégorie se range le livre. C’est intéressant parce que ça montre bien que la France est un cas particulier.”
La spécialité hexagonale est la porosité, le travail sur la lisière entre fiction et réalité, avec des auteurs et autrices comme Christine Angot, qui invente formes et variations autour de son autobiographie
Car la France est depuis le XIXe siècle le pays où règne la religion du roman, considéré comme un genre littéraire supérieur aux autres. Le mot anoblit l’acte d’écrire, c’est pourquoi Manuel Carcassonne estime que s’il créait une collection dédiée, beaucoup d’auteur·trices refuseraient d’en être, préférant rester dans “La Bleue”, sa collection de littérature générale. Aussi, si les Anglo-Saxons ont créé un genre spécifique, les Français ont élargi le genre romanesque en y intégrant la non-fiction.
Et la spécialité hexagonale est la porosité, le travail sur la lisière entre fiction et réalité, avec des auteurs et autrices comme Christine Angot, qui invente formes et variations autour de son autobiographie depuis L’Inceste en 1995, ou Régis Jauffret avec son ensemble de romans inspirés de faits divers, dont Claustria (2012), pour lequel, s’intéressant au fait divers d’un père incestueux ayant séquestré sa fille durant des années, il plongeait dans ses propres angoisses. Adrien Bosc remarque : “C’était déjà envisagé par Denis Roche, le créateur de “Fiction et Cie” au Seuil, qui, d’emblée, accordait de la place au récit, en appelait à une définition plus élargie du roman, moins enfermée dans les bornes de la fiction. Le roman est tout ce qui agrandit le réel, s’attache aux aventures singulières et fabuleuses des hommes et des femmes.”
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“Une écriture qui offre à lire les voix tues”
Reste à explorer quel est le public qui apprécie cette littérature. Olivier Cohen se souvient de libraires lui disant que ceux·celles qui venaient acheter Le Quai de Ouistreham d’Aubenas n’appartenaient pas à leur clientèle habituelle. Clémence Billault de Marchialy remarque : “Des gens qui n’achètent pas forcément des essais mais s’intéressent à certains sujets vont se laisser emporter par une écriture.” Selon Marion Quillard, les adeptes de XXI sont jeunes et disséminé·es sur tout le territoire, alors que les revues ont d’habitude un lectorat très parisien. Parfois, un texte répond à l’air du temps et, catalyseur d’une prise de conscience de masse, devient phénomène, comme Le Quai de Ouistreham – ou actuellement, dans un registre différent, le livre de Camille Kouchner, La Familia grande (Seuil), et avant Le Consentement de Vanessa Springora (Grasset).
“Quand on sait que l’histoire est vraie, il y a un côté encore plus fascinant. Et il y a de l’émotion, une sincérité qui transpire dans le texte et nous accroche” Clémence Billault
Pour Le Quai de Ouistreham, une autre explication peut être soulevée : la suspicion que suscite la presse pousse le public à chercher dans les livres des représentations du monde qui l’entoure. Adrien Bosc remarque : “Je crois qu’aux temps troublés répond le besoin d’une écriture qui offre à lire les voix tues. C’est le souci de compréhension d’un espace peu lisible.” Pour Clémence Billault, le réel peut aussi être une valeur ajoutée, qui attire de nouveaux·elles lecteur·trices : “Quand on sait que l’histoire est vraie, il y a un côté encore plus fascinant. Et il y a de l’émotion, une sincérité qui transpire dans le texte et nous accroche. Mais il y a aussi une sorte de posture citoyenne, la volonté de mieux connaître notre société d’aujourd’hui, de réfléchir. Cela participe d’un mouvement global.”
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