Succès démentiel, surnommé “le porno pour maman”, adulé par Bret Easton Ellis : que vaut vraiment Fifty Shades of Grey ?
Vicieuses honteuses et fans de bondage anonymes, vous pouvez dire merci à Steve Jobs et à Jeff Bezos, le patron d’Amazon. Leurs tablettes constituent une nouvelle étape dans la libération de la femme. Grâce aux e-books, la fameuse ménagère de moins de 50 ans peut enfin laisser libre cours à ses fantasmes, se vautrer dans le stupre en toute quiétude et sans rougir. Car c’est bien connu, la femme, cette chaste créature qui évolue dans un monde éthéré, n’ose pas étaler au grand jour son penchant pour les lectures érotiques. Lire Les Onze Mille Verges d’Apollinaire en version papier, dans le métro ou à une terrasse de café, risquerait de la faire passer pour une fille facile, voire une folle du cul, surtout si la couverture est explicite. Quelle horreur ! Alors qu’à l’abri derrière une liseuse l’hypocrite lectrice peut tranquillement se repaître des Enculées de Pierre Louÿs en prenant l’air absorbé de celle qui serait plongée dans du Jankélévitch.
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Ainsi, l’avènement du livre numérique expliquerait en partie l’immense succès de Fifty Shades of Grey (suivi de Fifty Shades Darker et Fifty Shades Freed), trilogie érotico-SM de la Britannique E. L. James, timide femme au foyer reconvertie en auteur prétendument “hot”. Sur leur iPad, les “desperate housewives” peuvent jouir discrètement des scènes de sexe du roman, sans craindre d’être prises en flagrant délit par leur douce progéniture ou leur gentil mari. Qualifié de “mummy porn”, “porno pour maman”, Fifty Shades of Grey s’est déjà vendu à plus de seize millions d’exemplaires (dont un million sur Kindle, un record), best-seller encore plus fulgurant que le Da Vinci Code de Dan Brown ou la saga Harry Potter.
Devenu un phénomène ahurissant aux Etats-Unis et en Angleterre, le livre d’E. L. James, qui paraîtra en France le 17 octobre (JC Lattès), alimente des discussions enflammées sur les forums internet, provoque des débats sur la sexualité féminine et, mettant le feu à la libido de ses lectrices, serait même à l’origine d’un baby boom. Bret Easton Ellis – pour qui on commence à se faire un peu de souci – clame sur Twitter qu’il veut écrire le scénario de l’adaptation cinématographique, les actrices en vue d’Hollywood, à commencer par Kristen Stewart, rêvent de jouer dans le film… Tout le monde semble donc très, très excité par ce livre, qui s’avère pourtant à peine plus émoustillant que feu le téléfilm érotique du dimanche soir sur M6, et surtout d’une débilité abyssale.
L’argument du roman est aussi minimaliste qu’un tanga brésilien : étudiante timide et un peu complexée, Anastasia Steele, toujours vierge à 21 ans, rencontre le fascinant Christian Grey, jeune milliardaire affriolant mais énigmatique. Dès qu’elle le voit ou qu’elle pense à lui, Ana a “des papillons dans le ventre”… Mais le très beau Christian (il est répété environ toutes les deux lignes qu’il est “very attractive” ou “so good–looking”) a une vision un peu moins fleur bleue de leur relation et souhaite initier l’oie blanche à des plaisirs érotiques sophistiqués dans sa “salle de jeux” : “The Red Room of Pain”. Dominateur, adepte de fouets, cordes et menottes, Grey veut faire d’Ana sa maîtresse soumise et tient, en bon disciple BDSM, à encadrer leur relation par un contrat stipulant les “safewords”, les instruments utilisés et les positions envisagées.
Une version super édulcorée du contrat passé entre Wanda et son “esclave” Séverin dans La Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch. On est aussi bien loin des pratiques extrêmes et scatologiques affectionnées par le marquis de Sade. Christian est très propre sur lui et ne plaisante pas avec l’hygiène. Peu de chance qu’il tente de faire avaler ses excréments à sa dulcinée (on aimerait pourtant). Quant à Ana, elle se contente de glapir dès qu’un événement la dépasse – ce qui arrive souvent : “Holy crap !”, “Oh my !”, “Jeez !”, “Damn !”, “Wow !”, “Holy fuck !”, voilà à peu près l’étendue du vocabulaire de cette gourdasse qui prétend pourtant avoir lu Jane Austen et Thomas Hardy.
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Le style est d’une pauvreté endémique : métaphores creuses, échanges de mails insipides et interminables descriptions de repas (baiser met en appétit). Quelques claques sur les fesses et Ana fond en larmes. On aurait aimé la voir dans le manoir de Roissy, enfermée aux côtés de l’héroïne d’Histoire d’O. Paru en 1954, le roman de Pauline Réage/Dominique Aury, avec ses viols collectifs, le sexe percé de l’héroïne, le marquage au fer rouge, reste autrement plus trash, violent et provocant que Fifty Shades of Grey, bluette gentillette émaillée de scènes chaudes ultraconvenues : dans le bain, dans la cabane de pêche, les yeux bandés… Aucun cliché ne nous est épargné. Arrogant, Christian le “control freak” cache évidemment des failles et des fêlures. Sa mère était une prostituée addict au crack, il a été adopté, initié à l’amour et aux choses de la vie par une cougar qu’Ana rebaptise “Mrs Robinson”.
Preuve que Grey possède un petit coeur qui bat derrière sa carapace virile : il joue des airs mélancoliques au piano après l’amour – parce qu’au fond il souffre – et s’investit beaucoup pour le Darfour (même si on ne comprend pas vraiment de quelle manière). Et E. L. James tente de nous faire croire que son héroïne est moins tarte qu’il n’y paraît et que son innocence fait chavirer Christian, lui fait perdre tout contrôle alors qu’elle nous fait perdre nos nerfs. Au bout de cinq cents pages, Ana ne semble toujours pas avoir compris en quoi consistait le sadomasochisme. Holy fuck !
Fifty Shades of Grey (Vintage Books)
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