Aurélien Bellanger, Blandine Rinkel, Yannick Haenel, Eric Reinhardt et d’autres écrivain·es interrogent le désir dans Les Désirs comme désordre. Un recueil de textes à mettre entre toutes les mains.
Le désir ferait désordre… Le titre est tout de suite très attirant, d’autant que ce sont des écrivain·es qui vont répondre à cette question, toujours au cœur du geste littéraire. D’Eric Reinhardt à Laurent Binet, de Blandine Rinkel à Aurélien Bellanger, de Yannick Haenel à Philippe Vasset, en tout quatorze écrivain·es qui vont livrer leur version de la relation entre désirs et désordre. Bien sûr, la question n’est pas neuve.
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Les désirs seraient toujours source de désordre. A cause de leur caractère éruptif, incontrôlable, de leur rapport à ce qui manque en nous et doit être comblé (Platon), à leur lien inhérent à l’interdit et à la transgression (Lacan), à leur capacité de construire des mondes et de nous faire devenir (Deleuze)… Est-ce aussi à dire que le désir, en nous entraînant à vouloir désordonner un « ordre » qui nous enferme, nous contraint, pourrait plus tard nous faire agir plus vastement, plus collectivement, sur la société et ses conventions liberticides ?
Le sexe, une arme de résistance ?
« Le désir de désordre est évidemment un désir de justice », écrit Laurent Binet dans son « Libido seditionis », parce que “La vocation de l’ordre est à peu près toujours de garantir des conditions d’exploitation satisfaisantes, ainsi que la tranquillité des exploiteurs ». Certes, mais comment, concrètement, le seul fait de désirer parviendrait à changer tout ça ? Et puis, pardon de n’en arriver là que maintenant, mais qui dit désir entend sexe. Alors le sexe, une arme de résistance ?
“Il y aurait une relecture assez effrayante des années 2000 à faire, en termes d’inversion du calendrier” Aurélien Bellanger
Pour Aurélien Bellanger, le sexe représentait encore une contre-culture au début des années 2000 avec les boîtes échangistes et les partouzes dont parlaient Michel Houellebecq ou encore Catherine Millet dans leurs livres. Pourtant, on baignait encore dans une culture patriarcale – la frustration sexuelle, donc narcissique (se prendre des râteaux quand on est un mec), ne menant qu’à une révolution chez certains garçons, comme l’avoue Bellanger, celle de devenir écrivain.
« C’est Houellebecq, encore, qui théorisa cela, en racontant comment le moindre râteau en discothèque l’anéantit complètement. Sans doute. Mais de là à faire de la misère sexuelle des hommes un malheur plus grand que les agressions sexuelles commises sur les femmes : il y aurait une relecture assez effrayante des années 2000 à faire, en termes d’inversion du calendrier.«
Eric Reinhardt interroge le genre : il s’est toujours identifié aux femmes contre les mâles dominants
Yannick Haenel raconte son coup de foudre pour une toile de Delacroix, La Mort de Sardanapale, qui lie meurtre et érotisme, et engendre, chez lui, l’envie de créer, d’écrire, de faire l’amour ; Eric Reinhardt interroge le genre : il s’est toujours identifié aux femmes contre les mâles dominants, et c’est aussi de ce refus des clichés du genre qu’est née sa vocation d’écrivain. Il termine son texte dans un refus des assignations de genre et dit que les femmes devraient draguer directement les hommes qui leur plaisent.
Ces désirs négatifs
Au fond, ce recueil a les intérêts et les écueils de tous les recueils : on y trouve un peu de tout, chacun·e répond à sa façon, plus ou moins personnelle, plus ou moins impressionniste, plus ou moins intéressante. L’éditrice Stéphanie Polack, qui a eu l’idée de ce livre et l’a coordonné, ne sombre pas pour autant dans une opération de propagande pour le désir, et rappelle aussi qu’il y a des désirs négatifs. Car de quoi, au fond, le désir est-il le nom ?
“Quels sont ces « désirs » qui poussent à ne pas dire « non », à ne pas se protéger ni se sauver ?”
« A 18 ou 20 ans, je tenais à plaire aux hommes suffisants. Ceux qui, dans le milieu intellectuel notamment, semblaient avoir du pouvoir. Sans doute pour me prouver à moi-même ma maturité, je tenais à être désirée par des hommes mûrs. Ceux qui savaient, pensais-je, ce qui est digne d’être désiré et ce qui ne l’est pas », écrit Blandine Rinkel dans « Les Abus gris”, texte autobiographique auscultant ce concept de zone grise (bref, le consentement).
Elle raconte ce jour où elle s’est retrouvée, très jeune, seule à Londres, à accepter la proposition d’un vieux beau et de sa femme d’aller faire des photos chez eux quelques jours plus tard. Pourquoi y va-t-elle ?, personne ne lui a dit que cela pouvait être dangereux ? Pourquoi reste-t-elle alors que la femme s’en va ? Pourquoi accepte-t-elle quand le vieux commence à lui demander de se déshabiller ? Mais que signifie, dans cette situation, « accepter » ?
Peur, désir de plaire, désir de prouver qu’on est adulte, désir de ne pas décevoir… quels sont ces « désirs » qui poussent à ne pas dire « non », à ne pas se protéger ni se sauver ? La révolution intime que cet épisode produira en elle : « J’ai fini de trouver des excuses à ceux qui dictent, asymétriquement, les règles du jeu érotique. » Car c’est peut-être d’abord entre soi et soi que le désir peut engendrer une révolution : passer d’objet à sujet, d’être agi à agissant.
Les Désirs comme désordre (Pauvert), 256 p., 19 €
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