À travers “Désirer” et “Hold-Up 21”, deux recueils qui paraissent au même moment, des autrices s’approprient un genre où elles sont plus souvent objets que créatrices. Et affirment haut et fort des fantasmatiques féminines.
Une femme qui se retrouve par hasard dans un plan à trois avec son ancien amant et l’épouse de ce dernier. Une divorcée qui, excédée par son ex-mari, découvre qu’elle peut prendre du plaisir seule en volant au supermarché. Une humoriste suisse qui console un Français pourtant très agaçant lors du visionnage d’un match de foot de l’Euro 2021. Une femme d’une quarantaine d’années qui séduit une “James Dean en fille”. Ces nouvelles érotiques sont signées Emma Becker, Camille Emmanuelle, Marina Rollman, Wendy Delorme.
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Elles paraissent dans deux recueils, Désirer (adaptation du podcast de Louie Média Steamy), à L’Iconoclaste, et Hold-Up 21, projet multi-supports (exposition, pièce de théâtre, romans graphiques…) qui paraît dans un premier temps sous la forme d’un beau livre illustré par des photographies d’Abigaïl Auperin chez Anne Carrière.
“Comment savoir ce que l’on veut quand on a grandi dans un monde où l’on ne connaît pas ses désirs” Charlotte Pudlowski
Pour Charlotte Pudlowski, qui est à l’origine du podcast Steamy et du recueil Désirer, “il y a un enjeu politique fondamental à permettre aux femmes d’exprimer leurs désirs et à leur donner des manières de le faire. Comment savoir ce que l’on veut quand on a grandi dans un monde où l’on ne connaît pas ses désirs, où l’on ne peut pas les exprimer ?” La journaliste et autrice dénonce la “nuée de silence” qui entoure encore le désir et le plaisir féminins.
Après avoir écrit sur l’inceste (Ou peut-être une nuit, Grasset, 2021), elle a commencé à chercher un nouveau rapport au désir et s’est heurtée à la difficulté de “trouver [des textes] qui correspondent à notre époque, à notre génération”. Comme si, encore aujourd’hui, le désir des femmes était tu. Un écho à Hélène Cixous, qui écrivait déjà en 1975 dans Le Rire de la méduse que “les vrais textes de femmes, des textes avec des sexes de femmes, ça ne leur fait pas plaisir ; ça leur fait peur ; ça les écœure”.
“On a tendance à enfermer la fantasmatique féminine dans une case” Camille Emmanuelle
L’autrice Camille Emmanuelle, qui signe un texte dans Hold-Up 21, regrette que la romance mainstream qui fonctionne en librairie depuis quelques années (vendue par les maisons d’édition sous l’étiquette de dark romance ou new romance) propose une version stéréotypée du désir féminin. Elle a elle-même par le passé écrit des romances érotiques sous pseudo et a tiré de cette expérience Lettre à celle qui lit mes romances érotiques, et qui devrait arrêter tout de suite (Les Échappés, 2017). “On a tendance à enfermer la fantasmatique féminine dans une case : les bad boys mystérieux, riches, méchants mais très beaux, explique-t-elle. On ne propose que ça aux femmes, et massivement.” Le désir féminin et les manières de l’écrire sont pourtant pluriels. “Dans Hold-Up 21, il n’y a pas un female gaze mais des female gazes.”
Le partage du regard
Les nouvelles des deux recueils prennent, pour beaucoup, des directions plus inattendues et dévient du script imposé par le regard masculin. Dans sa nouvelle publiée dans Hold-Up 21, Nicole Mersey Ortega mêle par exemple l’avortement imminent et le désir sexuel de sa protagoniste. Dans “Ismaël” (dans Désirer), l’autrice Laurine Thizy décrit un cunnilingus pratiqué tendrement sur une cicatrice d’épisiotomie. Milène Tournier, elle, envisage simplement dans Hold-Up 21 deux corps qui se frottent, sans pénétration mais avec une douceur érotique. Ces recueils comptent aussi des textes autour du handicap, de la grossesse, des corps vieillissants. Ceux-là mêmes qui sont, habituellement, exclus des imaginaires érotiques.
Dans son ouvrage Le Regard féminin (Éditions de l’Olivier, 2020), Iris Brey analysait le male gaze comme enfermant les corps des femmes en “objets de désir”. Ici, elles se veulent sujet – pour preuve, beaucoup d’autrices ont choisi la première personne du singulier. Un parti pris imposé par Charlotte Pudlowski pour Désirer, afin que le podcast soit plus immersif, mais choisi par de nombreuses autrices de Hold-Up 21.
Chercheuse et autrice du livre Des femmes et du style (Divergences, 2023), essai passionnant qui part à la recherche d’un feminist gaze en littérature, Azélie Fayolle souligne que la première personne relève d’une “volonté de partage du regard”. “La représentation de femmes parlant elles-mêmes de leur corps, cela reste une énorme transgression, une réappropriation qui est très importante”, analyse-t-elle.
Subvertir les outils du “maître”
Ce partage des regards passe aussi par un jeu avec les lecteur·rices et par une connivence qui s’installe dès lors que les autrices font dévier les schémas érotiques mainstream. Dans Désirer, Emma Becker signe une nouvelle qui prend tous les codes du vaudeville pour les retourner complètement : l’homme se retrouve ridiculisé devant sa femme et son ancienne maîtresse, et l’érotisme se mêle au rire. L’autrice, connue pour son roman La Maison (Flammarion, 2019), qui raconte son expérience dans une maison close en Allemagne, mais aussi pour son texte érotique Odile l’été (Julliard, 2023), explique qu’elle préfère se jouer du male gaze plutôt que d’essayer de s’en affranchir complètement. Utiliser les outils du “maître” pour s’amuser de ses fantasmes.
“Je pense que si l’on commence à se demander ce qui, dans nos fantasmes, nous appartient et ce que l’on a métabolisé du monde dans lequel on vit, on peut devenir fous, nous explique-t-elle. En tant que femmes, nous avons intégré beaucoup de choses qui ne nous appartiennent pas. Donc je préfère considérer que le male gaze fait aussi partie de notre façon de désirer, de nous imaginer, de nous mettre en scène, plutôt que de m’en défendre complètement. Je trouve ça intéressant de m’en servir et d’en faire un outil, tout en n’étant pas dupe.”
“Les tropes et les stéréotypes sexistes s’immiscent très facilement dans nos imaginaires féminins” Joy Majdalani
Sa nouvelle est infusée d’un humour qui rend son personnage masculin aussi passif que drôle. “Je ne ridiculise pas les hommes dans une volonté de les anéantir mais dans le but de les rendre plus humains”, résume Becker. La plupart des nouvelles travaillent aussi à balayer le cliché de l’homme tout-puissant, seul capable de donner du plaisir aux femmes. Faire dévier la fiction érotique, c’est aussi “montrer le plaisir hétéro sans pénétration, ce plaisir qui ne va pas forcément vers la jouissance, analyse Azélie Fayolle. C’est éviter le plaisir d’objectification”.
L’objectification du regard des hommes, Joy Majdalani, qui signe une nouvelle dans Désirer, l’a très rapidement ressentie. Quand elle a commencé à écrire son premier roman, Le Goût des garçons (Grasset, 2022), dans lequel elle analyse la naissance du désir à l’adolescence, elle a d’emblée essayé de décortiquer ce regard pesant. “J’ai commencé à écrire à 28 ans, explique-t-elle. J’avais passé tout ce temps à me voir à travers le regard des hommes et à me questionner sur le plaisir que je pouvais susciter ou non chez eux.” Pour l’autrice, “les tropes et les stéréotypes sexistes s’immiscent très facilement dans nos imaginaires féminins”.
Quand elle a commencé à travailler sur sa nouvelle, “Arthur qui est moche”, récit érotique d’un désir vécu à distance, elle a consciemment voulu éviter les écueils du male gaze. “Notre imaginaire est pollué par le porno de masse, par le male gaze. Quand on propose un texte de fiction, c’est notre responsabilité d’autrice d’examiner les images dont on hérite. Si on les réutilise, il faut que l’on sache pourquoi et comment.” Dans sa courte fiction, pas de descriptions physiques trop précises, pas de pénétration, et un homme “faillible et pas hyper-performant”. L’autrice souligne qu’elle a voulu mettre en avant le sexe qui “ne se fait pas avec le corps mais avec les mots”.
Réinventer la langue
Le langage, lui aussi, vise à faire table rase. Fini les euphémismes pour parler du sexe féminin ou de l’orgasme. “Dans beaucoup de textes érotiques masculins, on constate une idéalisation de la femme avec un grand F, que l’on va mettre sur un piédestal”, constate Camille Emmanuelle, qui avoue volontiers en avoir assez de la “survalorisation du corps féminin”. Ici, le corps des femmes est parfois vieillissant, fatigué, enceint. Mais comment réinventer un langage majoritairement utilisé pour parler du désir des hommes ?
Dans son article sur le mot “cyprine” (“Le mot ‘Cyprine’ : Wittig ou pas Wittig ?”), la chercheuse en littérature Aurore Turbiau rappelle que, dans Le Corps lesbien (paru chez Minuit en 1973), Monique Wittig utilise un langage anatomique pour “purifier le langage pornographique”. “Cela correspond, écrit-elle, à un engagement spécifique à ‘réactiver’ le sens des mots pour faire de la langue française une langue enfin un peu accueillante envers les femmes et les lesbiennes.”
Dans son livre, Azélie Fayolle raconte aussi la difficulté de l’autrice américaine Dorothy Allison à décrire un cunnilingus en atelier d’écriture, “d’apprivoiser progressivement une conception plus radicale et directe de l’écriture, en affrontant des désirs considérés comme masculins”. Les autrices s’emparent d’un vocabulaire parfois poétique, parfois chirurgical, souvent direct. En excluant, pour la plupart, les périphrases.
“Les femmes ont longtemps été cantonnées aux périphrases ou aux formules mignonnes” Emma Becker
“Les femmes ont longtemps été cantonnées aux périphrases ou aux formules mignonnes, explique Emma Becker. Il fallait parler de sexe avec des métaphores de fleurs et de fruits alors que la langue française est très riche en ce qui concerne l’érotisme. Moi, je crois que ce langage-là n’a pas de sexe. Je ne suis pas à l’aise avec le vocabulaire médical, je préfère utiliser les mots que tout le monde connaît et qui, je pense, n’appartiennent pas plus aux hommes qu’aux femmes. Ce langage-là nous revient de droit.”
Les autrices de Désirer et de Hold-Up 21 s’emparent du langage, l’utilisent, le tordent. Reste, et on ne peut que le constater après avoir lu les nouvelles des deux recueils, que les désirs explorés continuent à suivre des scripts très hétéronormés. L’imaginaire hétérosexuel est, certainement, celui qui a le plus besoin d’être renouvelé, repensé après MeToo. Mais la langue explorée par les autrices lesbiennes – et dont Le Corps lesbien de Monique Wittig n’est que l’un des plus célèbres exemples – est un terrain d’expérimentations passionnantes. Preuve qu’en littérature érotique tout reste à faire, à défricher. Et à désirer.
Désirer (L’Iconoclaste), 204 p., 17 €. En librairie.
Hold-Up 21 (Éditions Anne Carrière), 368 p., 39,90 €. En librairie.
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