Dans Génie du confinement, l’historien François Cusset saisit avec délicatesse cet état d’esprit si particulier qui caractérisa l’année écoulée. Pour en révéler le “potentiel révolutionnaire”.
Mars 2018, François Cusset est interviewé par une radio publique. “Cela fait deux ans que vous prédisez le réveil à venir d’un mouvement social, se moque gentiment la journaliste, or cela n’a toujours pas eu lieu ! – Oui, mais je crois que cette fois-ci, c’est différent.” Quelques mois plus tard, la France vit sa plus grande révolte populaire depuis 1968, ce mouvement des Gilets jaunes qui prit presque tout le monde de court. Pas lui.
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Ecrivain, historien des idées, professeur à l’université de Nanterre, Cusset n’est ni prophète ni devin. Mais il a ce talent rare pour lire l’époque, non en termes vagues comme tant de pseudo-intellectuel·les à la mode, mais en penseur rigoureux, précis, audacieux, de notre passé le plus proche.
Qu’il s’agisse des décennies 1980, 1990, de la droitisation du monde ou de la violence, ses livres témoignent de sa capacité à penser hors des cadres usuels, en déplaçant la focale, héritage de ses années d’expatriation outre-Atlantique. Ce cadre intellectuel si différent du nôtre qui lui permit d’écrire, dès 2002, sur la culture queer (son premier livre), quand le terme était encore à peine connu en France.
Un confinement de tous les possibles
Le sujet de ce Génie du confinement s’il est enthousiasmant, n’en est pas moins périlleux : penser, un an à peine après son avènement, ce grand bouleversement de nos vies qu’est la pandémie. Ou plutôt le confinement. “Les quelques pages qui suivent, écrit-il, posent que l’événement, ici, ce n’est pas l’épidémie, c’est le confinement, et qu’à même les inquiétudes, les léthargies, les mille aspects pénibles du premier confinement, se sont esquissées aussi d’invisibles révolutions.” Telle est l’intuition de départ : s’enfermer de force aurait, paradoxalement, ouvert un horizon des possibles inédit, comme ce génie que libère la lampe, merveilleux et terrifiant à la fois.
“Pendant ce moment initial où tout s’est arrêté, quelque chose a commencé, qui n’a pas de forme, quelque chose s’est passé, dont on n’a pas de trace” François Cusset
Bien sûr, rappelle-t-il, le confinement de 2020 “est tombé comme une chape de plomb, tuant les plus seuls et les plus fragiles, imposant aux autres l’angoisse, le désarroi, la promiscuité domestique, la claustrophobie, la sujétion inédite aux autorités”. Pourtant, “pendant ce moment initial où tout s’est arrêté, quelque chose a commencé, qui n’a pas de forme, quelque chose s’est passé, dont on n’a pas de trace.” Quelque chose de tangible cependant, dans certaines situations, comme cette solidarité inattendue qui émergea de la promiscuité forcée, “dans les cages d’escalier et les camps de réfugiés, […] dans les quartiers délaissés par les services publics, et même bon nombre de résidences de standing”.
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Huit textes comme des “interrogations”
C’est en s’appuyant autant sur son vécu que sur ses recherches, autant sur l’histoire des idées que sur ses émotions, que l’auteur cerne son sujet. Comme par cercles concentriques. Soit huit textes sur le même thème, mais changeant à chaque fois de forme.
Un “éloge des humeurs incertaines” revient sur nos affects si singuliers, nouveaux, face au confinement, “l’âme qui chemine et […] le corps qui fait des siennes […] ; le compte en banque et la vie sociale qui piquent du nez, pendant que des possibles inavoués semblent se rouvrir”. Un “poème épique” met en scène un homme désœuvré, pris d’une envie irrésistible de danser en rentrant de ses courses.
Cette question du retrait du monde est ancienne, le confinement n’étant que la forme contemporaine d’un geste ancestral, volontaire ou subi
Une “bribe d’autofiction” très réussie décrit une journée cloîtrée de l’auteur. Autre vertu inattendue du confinement : il permet de devenir cet autre plus libre, qui “pèse moins que l’ancien. Il nous laisse tranquille, nous colonise moins. Ils l’ont tous dit, mes egos intérieurs et mes amis esseulés, les confinés-témoins et les connaissances que j’ai interrogées : on a été libéré tout à coup du regard social, de l’injonction collective.”
Un brillant “traité acosmique” rappelle comment cette question du retrait du monde est ancienne, le confinement n’étant que la forme contemporaine d’un geste ancestral, volontaire ou subi mais maintes fois effectué au cours de l’histoire. Une “nouvelle rétrofuturiste” imagine enfin un vieillard, en 2100, racontant le monde tel qu’il bascula dans une nouvelle ère, “à partir du cinquième confinement de l’hiver 2021-2022”.
Drôles et sombres, légères et profondes, ironiques et sérieuses, ces “interrogations”, comme il les appelle, saisissent à merveille le potentiel inédit, multiple, que libéra ce confinement. Et qu’on a tendance, déjà, à oublier. “Le début d’un monde, ou d’un désir de monde.” A nous désormais de le cultiver, le préserver, le prolonger.
Génie du confinement (Les liens qui libèrent), 304 p., 18 €
Trois questions à François Cusset :
Pourquoi écrire un livre sur le confinement ?
François Cusset — On m’a proposé d’écrire sur la pandémie, ce que j’ai refusé : je ne me sentais pas d’ajouter ma pierre à l’édifice croulant, répétitif, des commentaires sur la chose. Et puis je me suis dit qu’il y avait une dimension qu’on ne traitait pas, ou mal : le confinement, son étrangeté, ce qui nous était arrivé au printemps. Déplacer l’agenda, comme disent les Américains : parler moins de la maladie et plus de nos humeurs.
Pourquoi cette approche, huit textes prenant à chaque fois des formes différentes ?
Pour parler de nos humeurs confinées j’étais peu motivé par l’essayisme rationnel, argumenté, dissertatif. Et puis cette forme plurielle a un double enjeu. Varier les styles et les angles pour aborder différents traits, différents aspects du même phénomène, en saisir la pluralité. Et pouvoir en retranscrire l’état d’esprit particulier, en explorer la part d’inconnu. Puisqu’on a pu vivre, penser, voir écrire autrement, pourquoi ne pas le faire dans le livre qui en traiterait.
Penses-tu avoir le recul suffisant pour penser cet événement, un an à peine après son avènement ?
A l’inverse, je dirais qu’il ne fallait pas attendre, car cette humeur si singulière du premier confinement est en train de nous échapper déjà, on ne sait plus ce qu’elle a été, la lassitude l’ayant emporté depuis, avec les galères qui ont suivi. Ce que j’ai tenté de faire, c’est de retenir quelque chose en train de disparaître. Il fallait faire vite.
Génie du confinement (Les liens qui libèrent), 304 p., 18 €
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