L’écrivaine signe un brillant ouvrage dans lequel les femmes sont pleinement maîtresses de leur désir, sans misandrie.
Cette année on commémore donc les 150 ans de la naissance de Colette, écrivaine libre, libérée, bisexuelle, sensuelle. Ce qui tombe bien, c’est que l’année prochaine nous pourrons même commémorer les 70 ans de sa mort. Décédée en 1954, Colette fut la première femme à avoir droit à des funérailles de l’État, mais l’Église lui refusa un enterrement religieux. Sulfure, quand tu nous tiens… C’est aussi en 1954 que parut le plus grand roman érotique français, le plus scandaleux – après Sade – et qui fit d’ailleurs scandale. D’autant que c’est une femme qui écrivit Histoire d’O, Pauline Réage, pseudo de Dominique Aury, secrétaire de la NRF chez Gallimard.
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69 ans plus tard, Emma Becker reprend le flambeau avec Odile l’été, deuxième livre à paraître cette année dans la collection Fauteuse de trouble que vient de lancer Vanessa Springora (chez Julliard). Un texte lumineux, à la construction vertigineuse, qui emboite les récits de scènes sexuelles comme des poupées russes, récits racontés par une certaine Odile à la narratrice (à moins que ce ne soit cette dernière qui les invente pour exciter Odile), dont on finit par ne plus savoir s’il s’agit de vrais souvenirs ou de fantasmes. On sait qu’Aury voulait appeler son héroïne soumise Odile, mais qu’elle changea d’avis par égard pour une amie à elle qui portait ce prénom.
Les femmes mènent la danse
Chez Becker, Odile dit son nom, et ses désirs, haut et fort, et si les rapports de domination-soumission sont interrogés, c’est à travers la tension érotique qui se joue entre les deux amies depuis l’enfance, quand elles ont commencé à faire l’amour ensemble – Becker teste toutes les limites, avec une réjouissance solaire qui évacue tout sordide –, ou plutôt quand la narratrice faisait jouir Odile. Qui était le sujet, qui l’objet ? Se retrouvant à la trentaine, après dix ans sans s’être vues, elles vont se souvenir, du moins, se raconter : quand, adolescentes, elles couchaient avec des hommes beaucoup plus vieux qui croyaient avoir la main alors qu’elles organisaient tout entre elles ; gang bang dans un sauna pour Odile ; coït magique dans un club échangiste avec un jeune homme sublime, revu après, décevant en plein jour…
Les hommes sont partout dans ce roman, dans leurs rêveries sexuelles, sur leurs corps, mais emprisonnés dans leur discours et les mises en scène fantasmatiques issues de l’imagination des deux filles. Parce que le sexe est langage, parce que l’érotisme est d’abord récit, Odile et son amie reprennent le contrôle de ces scènes érotiques, ce sont elles qui, sous couvert de se faire le jouet du désir des hommes, mènent la danse. Au cœur de leurs récits, ceux-ci ne sont plus qu’instruments de leur plaisir. Becker écrit, elle a le pouvoir, sur deux jeunes femmes qui écrivent à haute voix le sexe : les femmes sont sujets, les hommes, objets de leurs fantasmes. De Becker, on n’avait pourtant pas aimé La Maison, un brin trop “cool” sur la prostitution en maison close, et peiné à suivre les aventures débridées de sa Bovary hyper-sexuée dans L’Inconduite. Ici, elle impressionne en réussissant un vrai roman érotique contemporain, féminin, écrit et pensé depuis un female gaze, féministe sans aucune misandrie, sans l’hypocrisie qui consisterait à réduire la sexualité, le fantasme, à de l’idéologiquement correct. Mais avec un dispositif qui tient tout de l’irrévérence à l’égard du patriarcat.
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