Les propositions du Lézard Noir ont pour elles de montrer la vitalité du manga japonais sous des atours souvent surprenants. La preuve par deux, avec “Les Mystérieux Hasards de l’hiver” de Takehito Moriizumi et “Shit Chofu” de Junichiro Saito.
Depuis les années 2000, la maison d’édition française Le Lézard Noir publie des autrices et auteurs venu·es du Japon, qui s’éloignent des formats désormais classiques de la série sans fin ou des gros succès commerciaux : ici, ce sont des livres plus étonnants, plus dérangeants même parfois.
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Parmi les livraisons récentes de l’éditeur, deux ouvrages retiennent l’attention. Leurs formes sont d’emblée antagonistes : le dessin les distingue nettement, la clarté du trait de Takehito Moriizumi contrastant sévèrement avec celui plus revêche et spontané, très lâché, de Junichiro Saito.
Chez l’un et l’autre, pourtant, un besoin similaire de chercher et de pointer quelque chose de la désespérance et de l’absurde des situations les plus banales, qui en deviennent souvent tragiques.
Imaginer les contours
Dans “Le Dernier Ferry”, la première histoire des Mystérieux Hasards de l’hiver, le récit tourne autour d’une rencontre entre deux jeunes personnes à Venise, et le rapport amoureux qui en découle s’impose au couple, et s’évapore aussitôt – Venise n’était qu’un moment de passage, un endroit subreptice ne reposant sur rien d’autre que le désir d’être ensemble.
Dans les récits suivants, les lieux servent aussi de catalyseurs à la relation : une fois l’espace défait, elle se dévoile sous un nouveau jour.
Que sait-on de l’autre, même dans nos moments les plus intimes ? Chaque histoire interpelle et dessine cela, voire semble s’arrêter au seuil de cette interrogation, pour laisser se questionner celui ou celle qui lit.
Le style de Takehito Moriizumi fonctionne au mieux lorsque les décors s’amenuisent, lorsque ne demeurent que les figures, comme si le contexte n’avait pas besoin d’être dessiné tant qu’il constitue une forme de prison mentale. À chacun·e d’en imaginer les contours.
Entre poésie et brutalité
Le contraste avec Junichiro Saito est saisissant. Chez ce dernier, le trait est hachuré, comme lacéré, jeté sur la page. Le mangaka s’intéresse principalement à tout ce qui relève de la vermine, du crade, des situations limites, et des représentations. Au milieu de salarymen et de yakuzas ordinaires, des formes étranges : animaux repoussants, bras coupés, pénis en forme de canon d’arme à feu, fumée proéminente, visages et corps tout à la fois simples et difformes, exagérés.
L’enchevêtrement des récits fait penser à la façon dont William Burroughs désarçonnait son lectorat en livrant une narration faite de strates et de scènes violentes superposées.
Cela évoque surtout certaines tentatives de BD postpunk, issues du graphzine, signées dans les années 1980 à 2000, par des Américains (Mark Beyer, Gary Panter) et des Français (Mattt Konture, Blutch), chez quelques éditeurs indépendants. Shit Chofu est étourdissant, entre poésie et brutalité.
Les Mystérieux Hasards de l’hiver et autres histoires de Takehito Moriizumi (Le Lézard Noir), traduit du japonais par Léopold Dahan, 224 p., 13 €. En librairie courant avril.
Shit Chofu de Junichiro Saito (Le Lézard Noir), traduit du japonais par Aurélien Estager, 256 p., 18 €. En librairie.
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