Publier le manuscrit non fini d’un auteur après sa mort, est-ce le trahir ou perpétuer son œuvre ? Marie Darrieussecq, Emmanuel Carrère, Philippe Djian, Jean-Jacques Schuhl et Philippe Sollers répondent.
Le Roi pâle est-il un livre de David Foster Wallace ? La question, en apparence absurde si l’on se fie au nom qui figure sur la couverture, mérite d’être posée car c’est à Michael Pietsch, l’éditeur américain de Wallace, qu’est revenu le soin d’assembler les matériaux épars de ce livre inachevé. Dans la note qui précède le roman, Pietsch justifie ainsi la publication posthume de ce texte :
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« Et puisqu’il fallait choisir entre œuvrer à constituer un livre à partir de ce texte tout sauf définitif et le placer dans une bibliothèque où seuls des chercheurs l’auraient lu et commenté, je n’ai pas hésité une seconde. »
En tant que lecteur, on ne peut qu’être reconnaissant à Michael Pietsch d’avoir pris cette décision. On n’aurait, pour rien au monde, voulu passer à côté de ce livre foisonnant, qui complète le tableau de la vie américaine que Wallace n’a cessé de brosser dans ses textes. Si, pour le lecteur, la publication posthume d’un manuscrit, même inachevé, constitue presque toujours un cadeau, une façon inespérée de prolonger sa relation avec une oeuvre, comment les auteurs, eux, considèrent-ils cette pratique ? Une trahison ? Un sacrilège ?
« Publier un texte contre la volonté d’un écrivain après sa disparition, je trouve ça insupportable, tranche Philippe Djian. Je ne pense pas que ça présente d’intérêt pour le lecteur si l’auteur, de son vivant, a jugé que ce n’était pas publiable. Très jeune, j’ai rencontré la veuve de Céline. Nous avons parlé de Rigodon. Ce texte posthume a tellement été retravaillé par l’avocat de Céline, est-ce encore du pur Céline ? »
Mais si les dernières volontés des écrivains avaient toujours été respectées, la littérature aurait été privée de nombreux chefs-d’œuvre, même incomplets : la plupart des textes de Kafka – dont Le Château – puisqu’il avait demandé à son ami Max Brod de tout brûler et que Brod n’en a rien fait. Ou bien L’Original de Laura, de Nabokov, dont la parution, en 2009, a fait polémique. Nabokov, lui aussi, avait demandé à sa femme Véra de détruire le manuscrit. Son fils, Dimitri, a décidé de publier ce texte qui, même à l’état de fiches, d’esquisse, enchante et éclaire d’un jour nouveau son chef-d’oeuvre Lolita. Et que dire du Dernier Nabab de Fitzgerald, du Jardin d’Éden d’Hemingway ou de 2666 de Roberto Bolaño ?
Face à cette question, Jean-Jacques Schuhl, l’auteur d’Ingrid Caven, réagit avec une élégante indifférence :
« Je ne me soucie pas de ma postérité, d’autant que la notion d’oeuvre m’est étrangère, tout comme l’idée de conservation. Mes quelques livres, qui traitent de choses éphémères, dans l’air du temps, m’ont été dictés par des hasards. Quant aux traces d’écriture que je pourrais laisser éventuellement, je m’en remets là aussi au hasard. Inachevé ? Peu importe, l’histoire pour moi est accessoire. »
Emmanuel Carrère, lui, se montre plus ambivalent : « J’ai des ‘trucs’ dans de vieux classeurs mais je les garde pour mon propre usage. Cela m’embarrasserait beaucoup que ma femme, mes enfants ou mes amis puissent les lire. Je crois que la question se pose surtout pour les écrits intimes. Les publier ou non pose un problème moral. »
Alors, certains préfèrent prendre les devants. Tel Philippe Sollers qui aime à se considérer déjà comme « un auteur posthume » et a tout prévu : « Après ma mort sera publiée une très longue correspondance amoureuse avec Dominique Rolin. Ce sera probablement un posthume très étrange, qui s’inscrira dans mes aventures biographiques. »
Marie Darrieussecq réserve aussi ses « secrets » pour « l’après » : « J’écris sporadiquement un ‘journal irrégulier’, je crois que c’est son titre, que je n’imagine publié qu’après ma mort, s’il doit être publié, et après la mort de certains de ses protagonistes. On n’honore plus du tout la notion de secret, c’est pourtant la garantie de la liberté. Ou on le laisse à l’État et aux flics. Tout ce que j’ai à écrire sur la sexualité, sur le désir, sur l’amour, trouve sa vérité dans la forme romanesque. Tout ce que j’ai éventuellement à dire sur ma vie (ou ce que j’en considère de privé) attendra pour être publié le refroidissement définitif de mon corps et aussi des corps que j’ai aimés. »
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