Un cinéaste raté part tenter sa chance en Amérique. Ce campus novel trash et onirique de l’Espagnol Juan Francisco Ferré est une découverte immanquable.
Bigger than life. On y pense en le voyant venir à notre rencontre, gabarit de rugbyman, crâne rasé, veste en cuir sanglée et peu raccord avec les corridors feutrés du Lutetia. L’écrivain espagnol nous gratifie d’un tonitruant « bonjour », et la conversation s’amorce dans les volutes de fumée de cigarillo – en français s’il vous plaît.
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Né en 1962, fils d’un père parisien, docteur en littérature hispanique, Juan Francisco Ferré ressemble à son oeuvre, du genre large d’épaules, aussi volubile que colossal. En résumé : quelque six cents pages tout bonnement démentielles, à se taper la tête contre les murs, à entamer une danse vaudoue pour se désenvoûter de ces si beaux monstres qu’engendre par sale temps la littérature.
Avant le déchaînement des éléments, nombreux et incendiaires dans ce premier roman de l’auteur traduit en France, on est priés d’entrer dans le livre comme on pénètre dans un film. Enchaînant les « prises » à la place du traditionnel chapitrage, Providence n’adore aucun dieu, et n’a qu’un (anti)héros : Alex Franco, jeune réalisateur espagnol déjà amer, doté d’un humour sarcastique, auteur d' » un chef-d’oeuvre raté » échoué au Festival de Cannes par un hasard crapuleux qui a mis son film en compétition. Ce n’est qu’un début, avant la coucherie avec l’ensorcelante Delphine Dielman (hommage à Akerman), une quinqua glamour qui lui promet amour, gloire et beauté – suite logique d’un pacte faustien passé quelques semaines auparavant dans un bordel de Marrakech.
« Je voulais revisiter le mythe de Faust aujourd’hui. Il ne s’agit pas du Faust originel, ni celui de Thomas Mann, même si ce dernier m’a davantage influencé que celui de Goethe. C’est un Faust artiste postmoderne qui fait un pacte avec un soi-disant diable pour réussir dans son art et dans sa vie. »
Dès lors, Providence a les yeux braqués sur l’Amérique, où Alex part enseigner à l’université et écrire un scénario, donnant lieu à un campus novel sexuellement débridé.
Car Ferré ne fait pas le voyage pour rien. Si la première phase du livre transpire le règlement de comptes avec la « Vieille Europe » et l’Espagne en particulier, tirant à vue sur une certaine dérive occidentale (industrie culturelle, tourisme sexuel, société de surconsommation), la partie américaine vaut comme largage de bombes symboliques sur toute une nation : le héros n’y trouvera qu’étudiants écervelés ou en chaleur, haine raciale, impérialisme et surveillance.
A Providence, ville moyenne fondée par des fanatiques religieux, le puritanisme côtoie la dépravation et le péché : « Il était nécessaire d’entrer par cette porte de l’Amérique, sa fondation, ses origines religieuses. C’est ainsi qu’on peut la comprendre. Il y a des versions pop avec, par exemple, les livres de Baudrillard, mais je m’intéressais davantage au frottement des deux visions : l’Amérique la plus puritaine, la plus ancienne, la plus fondatrice, et l’autre Amérique, la plus moderne et consommatrice. »
Déconstruire un mythe, pour attester de sa puissance. Ferré prend certes un à un ses symboles pour en exhiber le revers immonde, selon une logique de plus en plus cauchemardesque qui se soldera, grand moment de littérature tragicomique, par le viol du héros par une équipe de joueurs de football américain. Mais, surprise, l’auteur le fait sur un mode parodique, à partir d’images que l’Amérique a su produire d’elle-même, contribuant à promouvoir son propre mythe. Son meilleur agent : le cinéma.
« C’est le premier art installé dans le marché, dans cet entrecroisement des médias et du capitalisme, et le premier art pleinement capitaliste en ce sens. D’où sa force de frappe. »
De fait, le héros est sans cesse annexé par des images de films, menaçant son réel de sombrer sous le poids de la fiction : « Dès que le cinéma colonise trop sa vie, il lance un grand vade retro ! » A qui ? Spielberg, Larry Clark, Spike Lee, Kubrick, Peckinpah – la liste est longue, procédant d’un grand principe de déréalisation du livre.
« Le titre est aussi une référence au film de Resnais, sur un écrivain malade qui va mourir et commence à fantasmer sa vie et son oeuvre, à combiner dans sa mémoire le vécu et la fiction. »
Providence sera bien gagné par un vent de virtualité, entre trip sous drogue, rêve, conspiration occultiste et page web géante où il est permis de vivre une autre vie. « J’ai pensé toute la dernière partie comme un blockbuster. Aujourd’hui, la littérature ne peut plus être seulement littéraire. L’idée d’une littérature pure est démodée. Elle doit au contraire être contaminée par l’audiovisuel, le cinéma, la télé, internet, le jeu vidéo. C’est le seul moyen pour elle de survivre dans un monde où elle tend à être marginale. »
Alors l’Amérique, ce « cirque gigantesque » comparé même à un « camp de concentration nazi », peut bien s’anamorphoser en une descente dans les entrailles du monde, sous la tutelle bienveillante de H.P. Lovecraft, Pynchon et Philip K. Dick, pour se muer en surprisepartie au dernier étage d’un gratte-ciel où le héros, plus féroce et désabusé que jamais, se pointe déguisé en pompier. Ferré, lui, nous livre un roman magique du même tonneau, l’oeuvre d’un dur à cuire follement cynique et éblouissante.
Emily Barnett
Providence (Passage du Nord-Ouest), traduit de l’espagnol par François Monti, 630 pages, 25 euros.
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