Six ans après la mort du grand dramaturge américain, six nouvelles tardives d’Arthur Miller livrent les clés de son génie : humaniste lucide et sublime mélancolique.
Aujourd’hui, qu’évoque le nom d’Arthur Miller ? Quelques pièces ultra jouées (Les Sorcières de Salem ; Mort d’un commis voyageur), un mariage houleux avec la plus grande star blonde de tous les temps, dont le fruit fut un film (Les Désaxés) à défaut d’un enfant ; un prénom enfin, Miller seul évoquant d’abord Henry. Car c’est un fait, en dépit d’un Pulitzer et du statut de réformateur du théâtre américain qui lui fut accordé à partir des années 50, Arthur Miller, avec le temps, a vu son étoile pâlir au firmament des VIG (very important geniuses).
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La faute peut-être à une plume touche-à-tout, collant à l’auteur l’image d’un indécis doué autant pour le théâtre que pour le roman ou le cinéma – genres auxquels il faut ajouter aujourd’hui celui de la short story. Publiées peu de temps avant sa mort, les six nouvelles inédites qui composent le recueil intitulé Présence confèrent encore un autre visage à l’écrivain, moins sévère et moins sulfureux : un homme vieillissant qui s’est détourné du monde pour regarder en lui-même à l’hiver de sa vie.
L’antisémitisme, grande affaire de l’oeuvre de Miller
Miller y renoue pourtant avec sa veine sociale et politique, au principe de tout son théâtre. Dans « La Distillerie de térébenthine », le retour d’un pianiste à Haïti, trente ans après sa dernière venue, fait état de la ruine de l’utopie communiste et d’un espoir de démocratie. Une autre nouvelle, « La Représentation », l’une des plus sidérantes du recueil, relate l’expérience d’un danseur juif adoubé par Hitler lors d’une tournée en Europe. Surréalisme des scènes, du Führer ému aux larmes par un numéro de claquettes à l’ahurissant examen racial où l’artiste est déclaré « de race aryenne zolide et spézifique ».
L’antisémitisme, la grande affaire de l’oeuvre de Miller, prend la forme d’un gag sordide, profondément dérangeant, comme dans « Castor », qui fait de l’extermination d’un rongeur un modèle de xénophobie et d’exclusion – l’ensemble des nouvelles dégageant par ailleurs un fort parfum de maccarthysme, dont l’écrivain fut une cible patente.
Chez Miller, l’origine et les convictions politiques sont sources d’ostracisation, comme l’est également le désir, auquel sont soumis tous ses personnages – le jeune ado de « Bouledogue » déniaisé par une fille de joie comme ce promeneur tombant sur un couple enlacé sur la plage (« Présence »). Sauvage, forcément, et contraire surtout aux puissances du mariage. Dans « Le Manuscrit primitif », Miller oppose explicitement le naufrage d’un couple, formé par un écrivain et son épouse névrotique, à la pulsion sexuelle primale, moteur de création et de vie, celle-là même qui conduira l’homme en panne d’inspiration à écrire le premier chapitre de son roman sur le corps d’une femme nue.
Cette nouvelle, comme les autres, résonne à la manière d’un formidable aveu d’humanisme impuissant, de lucidité souillée par sa défaite. Chez Miller, l’homme comme l’écrivain ont failli puisque « la conscience de soi avait entaché son lyrisme du début ». Un constat d’échec intense où chaque histoire puise une splendide nostalgie, une mélancolie radieuse dont la seule consolation est de se dire que tout n’aura été que mirage.
Emily Barnett
Présence (Robert Laffont), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, 204 pages, 18 euros.
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