Patti Smith revient avec deux livres généreux : un volume de photos et de textes retraçant une année, et la réédition d’“Une Saison en enfer” de Rimbaud, qu’elle accompagne de textes, dessins et photos. Avec, last but not least, une exposition à Paris.
Il y a une grâce folle chez Patti Smith. Chez la musicienne, l’écrivaine et la femme. Dans la façon qu’elle a d’appréhender la vie. De glisser le long de l’existence, de rencontre en rencontre, de pays en pays, l’envisageant comme une forme de nomadisme hanté. Patti Smith a aimé – et aime – des vivants. Mais les hommes aimés sont morts : Robert Mapplethorpe en 1989, son mari, Fred (Sonic) Smith en 1994, Sam Shepard en 2017…
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M Train, livre où elle semblait revisiter ses morts au gré de ses déplacements, la montrait également hantée par des œuvres, leurs auteurs, leurs autrices, tentant de se rapprocher de leur univers, esthétique et physique, en se rendant sur leurs lieux de vie et de mort, visitant leurs maisons ou leurs tombes.
“Le pouvoir exaltant de la poésie”
Patti Smith, en amoureuse généreuse de l’art, de la littérature, de ceux et celles qui la créent et qui la font vivre, c’est ce que l’on retrouve à travers les deux livres qui sortent cette semaine, en même temps que l’exposition proposée à la galerie Gallimard à Paris. On découvre, dans les écrits, dessins et photos de Smith qui accompagnent la réédition d’Une Saison en Enfer d’Arthur Rimbaud (Grande Blanche illustrée) à l’occasion des 150 ans de ce poème majeur, que sa façon passionnée et très intime de vivre la littérature, de traquer les fantômes qui lui ont parlé via leurs textes, ne sont pas une occupation venue sur le tard, avec l’âge et une plus grande disponibilité.
Elle avait seize ans quand elle a découvert Rimbaud : “Une saison en enfer a été la drogue de mes jeunes années, l’élixir recelant les outils et la méthode pour renverser les fausses idoles. Tel est le pouvoir exaltant de la poésie. Lorsque j’ai quitté la maison de mon enfance, Une saison en enfer a été mon seul guide, glissé dans ma petite valise, sur le chemin de New York. En 1973, j’avais vingt-six ans. La nuit je me produisais dans de petits clubs. La journée, je travaillais au sous-sol d’une librairie. Mes rêves de Rimbaud se transformèrent en poèmes : une version de moi plus âgée et veuve, une autre plus jeune et séduite par lui. Je mourais d’envie de mettre mes pas dans les siens et d’explorer Charleville-Mézières, Bruxelles, Stuttgart, Milan, l’Egypte et le Harar. Sans les ressources pour accomplir de tels voyages, j’en étais à vagabonder par l’esprit.”
Lectrice absolue
À force de vagabonder, en esprit et à travers les esprits des écrivains, physiquement de voyage en voyage, virtuellement de texte en texte, Patti Smith aura érigé le vagabondage en art, en littérature c’est sûr, et en art de vivre poétique, gracieux, intense. Cette belle vivante a compris un grand secret : la vie est aussi ailleurs, dans les livres, les mots, les univers parallèles écrits par les autres si lointains et si proches. Elle se révèle, dans ce Rimbaud, et dans le livre très beau qui l’accompagne, Un Livre de jours, être la lectrice par excellence, la lectrice absolue – celle qui se fond tant avec une œuvre, avec une autre âme que la sienne, qu’elle s’en retrouve profondément changée, transfigurée pourrait-on dire. Ce livre de photos légendées, polaroïds pris par elle ou images d’archives illustrant chaque journée (une page par jour) d’une année de voyages, de rencontres, s’impose comme le journal d’une mémoire vive se souvenant (de son mari par exemple, de ses premiers séjours à Paris, etc), ou d’une mémoire archiviste, archivant, pour que rien ne se perde, rien ne s’efface, écrivant (et photographiant) pour que l’essentiel laisse une trace. Et l’essentiel, c’est toujours le génie, littéraire ou poétique, ou artistique, et l’amour, l’amitié. La simplicité des légendes désarçonne un peu au début, puis séduit, charme, convainc. Patti Smith refuse les effets de manche sur le dos des morts, n’a plus le temps – si elle l’a jamais eu – d’être show off.
Pour le 12 avril, une photo de Shepard lisant, les lunettes sur le nez, et un simple “Sam lisant Beckett, Midway, Kentucky”, et c’est encore plus émouvant, parce que dans les ellipses on devine l’amour fou transformé en lien fort, par-delà la mort.
Reliques
Quand l’autre n’est plus, restent ses mots, son image photographiée, et qui nous parviennent un jour, sans que l’on ait toujours eu la chance de le connaître en vrai. Sur la couverture, un portrait en noir et blanc de Patti Smith un appareil polaroïd en main, et à côté d’elle, un immense crucifix. Smith est une mystique. Ses liens, avec les auteurs qu’elle aime, tiennent de la visitation. Et elle n’a de cesse d’être en quête, à travers le monde, des choses que leurs corps, leurs mains, ont tenues, touchées, de ce sur quoi ils ont écrit, comme autant de reliques.
Le 2 juillet : photo d’une machine à écrire. Légende : “Pour fêter l’anniversaire de Hermann Hesse, la machine à écrire Smith Premier n°4 sur laquelle il écrivit son chef-d’œuvre Le Jeu des perles de verre.” Il y a plein d’anniversaires dans ce livre bizarre et très beau, hyper lumineux et presque gothique, et plein de tombes, peut-être parce que la date d’anniversaire et celle de la mort sont les preuves – les reliques – ultimes que la personne a physiquement existé, attestent que son corps a vraiment vu le jour.
Entre les deux, les outils et accessoires de leur vie – le lit de Virginia Woolf, etc –, et les maisons font aussi l’affaire. Lieux transitoires de ces morts en sursis, lieux de leur naissance ou dernier habitat de leur mort (les cimetières). En 2017, Patti Smith a acheté la maison maternelle d’Arthur Rimbaud à Roche près de Charleville-Mézières, dans le grenier il a écrit Une Saison en enfer après que Verlaine, son amour, lui a tiré dessus à Londres. Elle ne l’a pas achetée pour y vivre, y écrire ses poèmes (on ne comptera pas sur elle pour l’obscénité), mais pour la préserver, la sauvegarder. Et permettre ainsi au fantôme de Rimbaud de continuer à y rêver sereinement.
Patti Smith : Un livre de jours (Gallimard) 400 pages, 26,50 euros.
Arthur Rimbaud : Une Saison en Enfer 1873, et autres poèmes (Gallimard). Photographies, écrits, dessins de Patti Smith. 176 p, 45 euros. En librairie le 28 septembre.
Exposition des photos de Patti Smith (issues d’Un livre de jours) à la Galerie Gallimard. Entrée libre. Jusqu’au 7 octobre.
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